• Minuscule chandelle

    Pour fêter ses dix ans de mariage avec Juliette, Julien pensait avoir eu une idée géniale : revenir pendant quelques jours en Auvergne, dans le village où ils avaient passé, pendant leur voyage de noces, une merveilleuse semaine près d'un petit lac tranquille. Il avait pu retenir une chambre dans le même hôtel, qui existait encore, espérant ainsi faire renaître l'étincelle qui les unissait toujours, mais qui avait quelque peu tendance, depuis des mois, à s'étioler. Rallumer une minuscule chandelle, pensait-il en paraphrasant un proverbe chinois, valait mieux que de s'enfermer dans l'obscurité et de s'y complaire tout en la maudissant.

    Il fut très déçu. Quand il annonça à Juliette une surprise pour cet anniversaire, elle fit la moue. D'abord elle n'aimait pas les surprises, il lui fallait savoir à l'avance à quoi s'attendre. Aussi insista t-elle pour qu'il lui dise tout, jusqu'à ce qu'il cède. Ensuite, elle concéda que c'était une bonne idée, mais qu'une journée aurait suffi pour se souvenir, et que cinq jours, ça allait être long. En fin de compte, elle finit par accepter et ils partirent pour ce que Julien espérait être un voyage en amoureux revivifié par le souvenir du passé.

    Rien ne se passa de manière aussi idyllique qu'il l'espérait, bien au contraire. Elle se montra insupportable, atteignant des sommets dans l'art de ne voir que le mauvais côté des choses, voire d'inventer ce mauvais côté quand il n'existait pas. Que n'entendit-il pas au cours de ces quelques jours !

    J'ai mal dormi (répété plusieurs fois)

    Regarde la tête que j'ai

    Je suis en colère

    Je suis fatiguée

    J'ai mal à la tête

    J'ai mal au genou

    J'arrive pas à aller aux toilettes

    On ne va pas trop marcher, mon genou va sûrement me faire mal

    Le ciel est couvert, je suis sûre qu'il va pleuvoir, faut pas aller trop loin

    Le vent me décoiffe, regarde la tête que j'ai

    Ne me prend pas en photo, je suis moche

    Ça y est, il pleut, mon brushing va en prendre un coup

    J'ai chaud

    J'ai froid

    Le sentier n'est pas plat, je vais me tordre la cheville

    Y a des papiers gras, les gens sont dégueulasses. La mairie pourrait nettoyer.

    Ça sent le graillon

    Regarde ces gens, ils pourraient quand même se pousser quand on passe

    Ce n'est sûrement pas ici que je viendrais habiter

    Il y a du bruit

    On ne voit personne, c'est sinistre

    Tu as vu ? J'ai dit bonjour, il ne m'ont même pas répondu. Les gens sont impolis.

    On ne va pas à Bibracte, ça monte

    Ah, il y a une navette pour monter ? Mais on descend à pied, ça va être pire

    Le repas gaulois ? Bof. Les grattons sont trop gras. La sauce aux champignons est bonne, mais sans les champignons. Les épinards ? Beurk. Le roulé aux pruneaux ? Beurk. Je vais demander autre chose à la place.

    C'est fatigant de rester debout.

    Je suis sûre que demain il va pleuvoir.

    Ne va pas trop vite, je suis malade en voiture

    Ça tourne

    Je ne pensais pas que c'était aussi loin.

    C'est la campagne profonde, ici

    Ça te fait rire ? Arrête de faire l'imbécile (Julien essayait, sans doute maladroitement, de la dérider)

     

    Julien se mit en colère deux ou trois fois, avec des mots durs, mais rien ne l'atteignait. Juliette se taisait quelques instants, puis repartait de plus belle. Il ne comprenait pas comment elle pouvait donner autant d'importance, ou accorder autant d'intérêt aux choses qui ne vont pas ou à celles qui, d'après elle, ne vont pas aller, au lieu de profiter du bon côté des événements, y compris le vent qui décoiffe ou la petite pluie qui mouille à peine...

    Le seul point positif qu'il lui reconnaissait, c'est qu'elle n'était pas rancunière. Quand, excédé, Julien lui disait ses quatre vérités, elle s'enfermait un moment dans un silence éloquent, puis dans la demi-heure tout redevenait normal : plus de bouderies interminables comme autrefois, plus de silences pesants, plus de récriminations à propos de ce qu'il lui avait dit.

    Ils se firent prendre en photo, où on les voit souriants, l'air heureux. Des années plus tard, retrouvant ces clichés, Juliette fait cette réflexion à Julien : « Tu as eu une bonne idée. Finalement c'était bien ce petit séjour, ça m'a rappelé de bons souvenirs. Il faudra qu'on y retourne. ». Julien va pour dire quelque chose d'ironique et de bien senti, se mord la langue, puis il sourit et approuve. Il l'adore, sa Juliette...

     


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment



    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :