• Lectures

    Quand on est écrivain, il est des lectures qui vous influencent tellement que toute votre manière d'écrire peut en être bouleversée. Tahar Ben Jelloun l'explique très bien en parlant du Don Quichotte de Cervantès et de l'Ulysse de Joyce.

    Quand on n'est pas écrivain, il y a aussi des lectures qui peuvent changer votre manière de penser, de vous comporter ou de voir le monde. Ce ne sont pas forcément des chefs d'oeuvre incomparables comme celui de Cervantès, ce sont souvent des œuvres mineures, mais qui imprègnent profondément ceux qui les lisent lorsqu'ils sont jeunes.

    Pour autant que je puisse en juger aujourd'hui, les livres qui m'ont marqué quand je sortais de l'adolescence avaient trait au rêve, opposé à la réalité. J'étais persuadé que, derrière l'apparence des choses, se cachait un autre monde, mystérieux, onirique, différent, et qu'il suffisait d'ouvrir les yeux, de prêter l'oreille aux messages subtils qui en émanaient, pour le découvrir et essayer de l'explorer. C'était l'époque du « Matin des magiciens » et de la revue « Planète », où les auteurs, chantres du réalisme fantastique, expliquaient souvent de manière convaincante pour un jeune esprit réceptif, que la vraie vie était ailleurs, que le monde réel et celui du rêve s'interpénétraient parfois, qu'il suffisait d'avoir l'esprit ouvert pour distinguer ces lieux et ces moments où les frontières disparaissent. C'était l'époque où je tapissais les murs de ma chambre de sentences définitives telles que celles-ci : « La beauté calme et durable ne vient nous visiter qu'en rêve », ou encore « L'univers est une sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle-part »...

    Cela n'a pas duré très longtemps, je me suis vite aperçu que Bergier, et surtout Louis Pauwels, n'étaient que des charlatans dotés d'une bonne plume et d'une approche marketing performante. Néanmoins, grâce à eux, j'ai découvert des livres qui se suffisaient à eux-mêmes sans avoir besoin des explications péremptoires de nos deux experts. J'ai lu à ce moment là les surréalistes, ou plus exactement ceux qui gravitaient autour de ce courant plutôt que ceux conformes à la ligne d'André Breton, le « pape » du mouvement, ceux dont les œuvres touchaient plus à la poésie qu'à la recherche de significations cachées. Le plus important d'entre eux est incontestablement Julien Gracq, que j'ai lu et relu des dizaines de fois, sans pourtant jamais arriver d'une traite au bout d'un de ses romans. Comme « La recherche du temps perdu », comme « Ulysse », ce sont des livres qu'on lit par petits morceaux, pour ne pas être étouffés par leur beauté, beauté du style qui fait d'un roman de Gracq un poème en prose de 200 pages où l'intrigue est secondaire. C'est une œuvre dont ne se lasse pas ; j'en lis souvent quelques pages, pendant quelques minutes, à n'importe quel moment, et cela depuis plus de 50 ans. Il y a aussi l'agrément suranné de ces livres à l'ancienne, papier épais, pages à couper, auxquels il était très attaché au point d'avoir toujours refusé que ses œuvres soient éditées en format de poche. Gracq possède la faculté rare d'arriver par sa prose à nous transformer en purs éléments réceptifs où la pensée n'a plus sa place, remplacée par une acuité accrue aux perceptions, aux impressions, à tout ce que nos sens peuvent capter. Dans « Liberté grande », par exemple, recueil de textes courts, il y a « Les hautes terres du Sertalejo ». C'est la relation, en quelques pages, d'un voyage de deux hommes sur un haut plateau, dans une steppe herbeuse envahie par le vent. Ils avancent avec leurs chevaux, ils dorment à la belle étoile, il y a le bruit du vent dans les herbes, la clarté et la pureté de l'air, les montagnes à l'horizon, la morsure du froid et de l'air raréfié sur leurs visages. Il ne se passe rien, mais c'est comme si on s'y trouvait. Tout est réel, et pourtant tout est différent, comme hors du monde, hors du temps, en un lieu ou tout est en suspens.

    Gracq n'est qu'un exemple, mais il est le plus important. D'autres ont eu le même effet sur moi, même si ce sont des auteurs plus mineurs. Je peux citer, entre autres, André Hardellet pour « Le seuil du jardin », Jules Supervielle pour « L'enfant de la haute mer », Marcel Schwob pour « Le livre de Monelle », Ernst Jünger pour « Sur les falaises de marbre » et « Héliopolis ». Et tout de même André Breton pour « Nadja »...

    Mon esprit plus cartésien que poétique a vite abandonné les interprétations proches de celles du réalisme fantastique, et pourtant...Outre que la beauté des œuvres est toujours là, il se trouve que les théories scientifiques avancent aujourd'hui des thèses qui rejoignent curieusement celle des poètes d'antan : il pourrait y avoir des mondes « parallèles », les particules pourraient être en deux endroits au même moment, le chat de Schrödinger pourrait être mort et vivant à la fois, et surtout la réalité pourrait dépendre de la manière dont on l'observe...

     


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