• L'instant propice

    J'ai fait la connaissance de Clémence un jour que je faisais mes courses au Franprix près de chez moi. J'étais au chômage depuis trois mois, Dominique venait de me quitter, j'avais le moral en berne, et j'errais parmi les rayons, emplissant au hasard mon panier de choses à manger et à boire. Elle faisait des achats avec une amie, sa liste à la main, très déterminée, pressée. Le choc fut brutal, il eut lieu au détour de la tête de gondole où siégeaient les produits régionaux, j'avançais vers la sortie tout en regardant dans mon cabas pour savoir ce que j'avais mis dedans, elle prenait le virage à toute allure pour gagner une place dans la file de la caisse numéro 3. Mon épaule heurta sa poitrine (elle est plus grande que moi), la faisant reculer sur les pieds de son amie, et lâcher son panier dont le contenu se répandit par terre. Moi, solide comme un roc, je restai debout, les bras ballants, l'air bête avec à la main le pot de pâté que je venais de prendre sur le rayon. Elle émit un cri vite étouffé, mais à la grimace qu'elle fit, je vis bien qu'elle avait eu mal. Bien sûr, galanterie oblige, je me confondis en excuses, et l'aidai à ramasser ses emplettes, sous le regard mi-ironique, mi courroucé de son amie, et les sourires imbéciles des autres clients. Son regard, d'abord noir, s'éclaircit rapidement, et elle finit par sourire en écoutant mes excuses embrouillées.

    Elles se mirent dans la queue, je suivis derrière, et comme l'attente durait longtemps, j'eus tout le loisir de les détailler. Autant la personne qui l'accompagnait était quelconque et plus âgée, autant Clémence dégageait un charme simple qui m'attira aussitôt. Elle était vêtue d'un tee-shirt mettant ses formes en valeur, et d'un jean moulant d'où émergeaient des Converse élégantes. Elle était vraiment très jolie. Placé derrière elle, j'admirais sans vergogne sa nuque dégagée par une queue de cheval sous laquelle poussait un fin duvet châtain, ses épaules étroites déjà bronzées (on était en mai), ses mains sur le panier, ses doigts aux ongles courts couverts d'un vernis discret. Elle dégageait un léger parfum, amplifié par la proximité, que je humai en longues inspirations invisibles, narines dilatées. Nous avons échangé quelques banalités, après que je me sois enquis à plusieurs reprises des suites du choc qui nous avait rapprochés. Elle tournait à chaque fois à demi la tête pour me répondre brièvement, d'une voix haut perchée, un peu enfantine, si bien que je pouvais contempler son profil, qui n'avait rien à envier à sa silhouette. Elle n'avait pas l'air de m'en vouloir, et me répondait sans acrimonie, autrement que par les monosyllabes qu'on adresse à un importun. Décidément, elle me plaisait beaucoup, cette jeune femme, en sa présence je sentais mes pensées moroses s'évanouir...

    La queue avançait maintenant assez vite, dans cinq minutes ce serait fini. Il fallait que je fasse quelque chose si je ne voulais pas perdre le contact et avoir une chance de la revoir. Que faire ? Solliciter un rendez-vous de but en blanc avec une personne encore inconnue quelques instants auparavant me semblait impossible sinon incongru, surtout en présence d'une tierce personne et des oreilles affûtées des autres clients. C'était, je ne l'ignorais pas, l'instant le plus dangereux, du moins le plus crucial si je ne voulais pas la voir s'échapper à tout jamais. Ou alors je me condamnais à faire le guet des heures durant devant le Franprix pour l'apercevoir et feindre hypocritement une deuxième rencontre due au hasard. Il était 18 heures, mes supputations allaient bon train. C'étaient des collègues de travail. Elles faisaient leurs courses avant de rentrer chez elles. Elles avaient donc, c'est sûr, du temps disponible, à moins qu'un éventuel conjoint tatillon ne les attendent dehors ou à la maison. Elles habitaient dans le quartier, on ne fait pas ses courses dans une petite épicerie quand on réside à des kilomètres, on va au supermarché.

    Fort de ces réflexions menées tambour battant dans mon esprit échauffé, je me jetai à l'eau, leur proposant d'aller boire un verre au café situé en face du Franprix, prétextant vouloir me racheter ainsi du mal que je leur avais causé par ma maladresse (alors qu'en fait c'est Clémence qui m'étais rentré dedans à toute vitesse, mais qu'importe...). La présence de l'amie était providentielle : en les invitant toutes les deux j'éliminais, pensais-je, toute interprétation m'assimilant à un dragueur de bas étage ne cachant pas ses intentions malsaines. Et pour la suite, c'était à moi de jouer : quand on parle à une personne nouvelle, ne serait-ce que quelques minutes, le dialogue fait baisser les barrières, la méfiance s'estompe. A moi d'apparaître sous mon meilleur jour, sans pour autant mentir effrontément...Peut-être aussi découvrirais-je chez elle des choses déplaisantes, l'aspect physique n'est pas tout, tout le monde le sait.

    Elles se concertèrent du regard, émettant comme il se doit des objections pour justifier une hésitation de convenance.

    •  Il est tard, j'ai le repas à préparer, Georges va arriver bientôt

    Ça, c'était Aliette, l'amie de Clémence

    • Ce n'est pas la peine, je ne vous en veux pas n'ayez crainte, ne vous croyez pas obligé.

     Là, c'était Clémence.

    Je notai avec plaisir qu'aucune des deux n'émettait un refus catégorique, et que Clémence ne faisait aucune allusion à un quelconque conjoint. Aussi insistai-je un peu, sur mon désir de me faire vraiment pardonner (un peu lourd quand même), sur le fait que cela ne durerait pas longtemps, qu'on bavarderait juste pour le plaisir avant que chacun regagne ses pénates.

    Je sentais que j'allais gagner, et pour vaincre les dernières réticences, j'appuyai sur la fibre émotionnelle et la curiosité des femmes : je leur dis que j'avais besoin de voir du monde et de parler un peu, en accentuant mon air timide naturel et le décousu de mes phrases. Bien sûr, cet échange ne dura que quelques secondes, et ce que je dis là est une analyse a posteriori, car rien ne fut ni préparé ni organisé de la manière dont je l'ai exprimé. Il n'y avait pas de tactique explicite, j'ai juste à ce moment là, devant le tapis roulant de la caisse enregistreuse, joué mon va-tout de manière intuitive et avec une certaine sincérité. Un bref instant, en suspens, qui a déterminé depuis le reste de ma vie.

    Nous allâmes donc au café d'en face, et ce fut un bon moment. Elles me donnèrent quelques détails sur leur vie, moi sur la mienne, un courant de sympathie se mit insensiblement à passer. Je n'en veux pour preuve qu'elles restèrent beaucoup plus longtemps que prévu, malgré Georges qui attendait sa soupe, et qu'avant de nous quitter nous échangeâmes nos numéros de téléphone. Bien sûr, je pris aussi celui d'Aliette, mais c'est à Clémence que je téléphonai dès le lendemain.

    Clémence et moi, on est maintenant ensemble, et j'espère que cela va durer longtemps. J'ai oublié Dominique, j'ai retrouvé du travail, et mon moral brille de tous ses feux. Que demander de plus ?

     


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