• Voyage organisé

    Comme tous les ans, le comité d'entreprise avait organisé à des prix imbattables un voyage à l'étranger, et cette année c'était l'Irlande. Malgré mon peu d'attrait pour ce genre se périple, je m'étais inscrit avec ma femme, car c'était un pays que je rêvais de visiter depuis longtemps.

    Le groupe comptait une quinzaine de personnes, parmi lesquelles j'eus la surprise de découvrir mon supérieur hiérarchique direct accompagné comme moi de son épouse. Si j'avais largement fait savoir dans le service ma participation à ce voyage, lui s'était bien gardé d'en souffler mot à quiconque. C'était d'ailleurs une de ses caractéristiques : il ne parlait jamais de sa vie privée, pas la moindre allusion, même pas sur ses activités de week-end, quand il venait passer avec nous quelques minutes à la machine à café ; je ne savais même pas s'il avait des enfants. Sa doctrine semblait être qu'il ne faut jamais mélanger vie professionnelle et vie privée. Je n'avais rien à reprocher à cet homme là, distant certes, mais travailleur, rigoureux et compétent, porteur d'une autorité indiscutable mais bienveillante. Il portait beau une cinquantaine naissante, quelques filaments gris dans une épaisse toison rejetée sur l'arrière lui conférant une certaine distinction que certains trouvaient hautaine.

    Je ne connaissais personne dans le groupe, à part lui, ce qui nous rapprocha naturellement. Cela veut dire qu'après notre installation à l'hôtel dès notre arrivée à Galway, nous ne nous quittâmes plus : dans le car, à table, dans les pubs, sur les chemins d'excursion, nous n'étions jamais loin les uns des autres. Pour une bonne part, cela vint de nos épouses, qui sympathisèrent de suite, et devinrent intarissables, passant assez rapidement du registre des banalités à celui des confidences. Autant mon supérieur était réservé, autant son épouse était proche du torrent verbal. Ceci eut deux conséquences : d'abord, tout en restant non loin d'elles, nous nous tînmes à une certaine distance afin de profiter des magnifiques paysages du Connemara et non des commentaires à leur propos tenus par nos femmes, tout en nous mettant à converser sur des sujets plus personnels ; ensuite j'eus droit tous les soirs à un rapport circonstancié de ma femme sur la manière d'être de mon chef avec sa famille et ses amis. Tout en continuant à nous vouvoyer, nous finîmes par nous appeler par nos prénoms.

    Vers le milieu du séjour, il s'était considérablement dégelé, oubliant sa manière d'être au travail, au point de devenir une source intarissable de plaisanteries, d'abord légères ou cocasses, puis insensiblement coquines voire égrillardes. C'était tout à fait étonnant. Sur la fin, en réponse à ma question de savoir comment il pouvait se souvenir d'autant d'histoires drôles, il me prit à part et sortit de sa poche un carnet écorné en me disant : « J'ai commencé ce carnet à la fac, il y a bien longtemps. J'y ai noté toutes les histoires entendues depuis, sous une forme mnémotechnique pour m'en souvenir facilement. Je le feuillette souvent, c'est pourquoi je les retiens si bien. Parfois même je les réactualise ». Il me le montra quelques secondes, je n'y vis que des gribouillis sans signification pour moi. C'était un homme bien organisé, même pour les choses vaines...

    Pour terminer le séjour, le voyagiste avait organisé le dernier soir une soirée dansante. J'y découvris là encore d'autres aspects insoupçonnés de mon chef. Dès l'apéritif, il se mit à boire un peu trop sec, si bien qu'au milieu du repas il était survolté, les yeux brillants, la parole facile, les gestes exagérés. Il invita sa femme pour un paso doble, ils dansaient vraiment très bien tous les deux, mais sur l'accord final il l'embrassa très amoureusement sans se préoccuper des regards étonnés des convives. Ensuite, ce fut au tour de ma femme, mais même si le tango ne se termina pas de la même façon, je pus constater qu'il la serrait de fort près. Cet homme, décidément, cachait bien son jeu ! Toutefois, à la fin de la soirée, il eut un gros coup de fatigue, il dormait presque sur sa chaise, et sa femme dut le rapatrier vers leur chambre, avec mon aide et quelques difficultés.

    Dans l'avion du retour, nous étions assis l'un à côté de l'autre. Sa mine était sévère, presque triste. J'essayai d'engager la conversation, mais visiblement sa pensée était ailleurs, il ne me répondait que par monosyllabes. Peu avant d'atterrir, il se pencha vers moi et me dit : « Nous avons passé une semaine très sympathique, mais demain le travail reprend. Je ne voudrais pas que cela influe sur nos relations professionnelles, aussi je vais vous demander quelque chose de difficile, aussi bien pour vous que pour moi : comportons nous l'un envers l'autre comme nous le faisions auparavant, sinon j'ai peur qu'une trop grande familiarité ne nuise à la cohésion du service. Soyons sérieux au bureau, et quand vous viendrez à la maison, nous pourrons nous lâcher... »

    Cela ne me plaisait pas beaucoup, à cause d'une certaine hypocrisie que cela sous-entendait, mais j'acquiescai néanmoins. On ferait comme avant, d'accord, mais je n'étais pas sûr d'avoir vraiment envie de le retrouver chez lui, cet homme double...

     


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