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    Je suis arrivé sur la place maintenant goudronnée, et je me suis garé devant l'église, juste en face de la maison. Il faisait beau, mais il n'y avait personne dehors. Les vieux arbres biscornus dans lesquels on montait pour jouer avaient disparu, ainsi que le mur écroulé de pierres sèches remplacé par une paroi de béton. Sur le tas de cailloux, j'avais photographié les trois filles, ainsi que Gustave bombant le torse sur sa Vespa, un après-midi ensoleillé de 1957. Cet été là, c'est Claudette qui occupait mes pensées, et l'année suivante ce fut Denise. Jamais Françoise. Mais il ne s'était rien passé, nous étions trop jeunes, trop timides, et j'étais là trop peu souvent. Je me souviens juste de nos jeux de cache-cache, je me blottissais à côté de Denise derrière le tas de bois, nous nous serrions l'un contre l'autre et cela me procurait des sensations.

    Je suis descendu, j'ai fait le tour de la place. J'ai regardé le nom sur les sonnettes, je n'en reconnaissais aucun. En bas, l'ancienne école était fermée. La peinture des volets était écaillée, la façade miteuse, les mauvaises herbes remplissaient la cour, tout était à l'abandon ; elle devait avoir déménagé. Sur le côté de l'église, le terrain vague où poussait du chanvre sauvage que nous fumions en cachette (enfin, une fois ou deux, on avait toussé comme des malades), avait été remplacé par une vaste pelouse parsemée d'arbres. Il n'y avait plus le tas de fumier au fond de la place, devant la ferme qui visiblement n'était plus une ferme.

    Je suis entré dans l'église, elle aussi en mauvais état. Mais à l'intérieur, rien n'avait changé : les bancs bien astiqués, l'orgue surplombant la nef, les stations du chemin de croix, l'autel au loin, maintenant inversé. Je me suis assis, ma main a caressé le bois patiné, j'ai mis les pieds sur la planche où on s'agenouillait, je me rappelais les sensations que j'éprouvais autrefois dans cet endroit. Les chants grégoriens emplissaient l'espace, et tout à coup leurs paroles en latin me sont revenues, depuis l'asperges me jusqu'à l'ite missa est en passant par le credo, le gloria et le kyrie.

    Je me suis demandé en sortant si j'oserais aller sonner à la porte de ma maison. Je ne l'ai pas fait, j'ai eu peur. De quoi, je ne sais pas, peut-être de me trouver dans l'impossibilité de parler. Au lieu de cela, j'ai pris le sentier qui, passant devant l'école, mène au cimetière à travers des vergers. L'atelier de menuiserie n'existait plus non plus. Le cimetière était plus grand, surtout l'enclos des protestants, il y avait eu des décès en trente ans. J'ai eu honte devant la tombe de mes parents, pas entretenue puisque je ne viens jamais. J'ai arraché quelques mauvaises herbes, redressé la croix et les ex voto de marbre. J'avais beau me dire que leurs corps n'étaient plus que des amas d'atomes pourrissants qui n'étaient pas eux, je me sentais coupable du péché d'indifférence.

    Pourquoi cette visite me mettait-elle ainsi dans cet état d'esprit, plus amer que nostalgique ? Je n'avais pourtant pas passé là mon enfance ni mon adolescence, juste les grandes vacances. Je m'ennuyais, je passais mon temps à lire des romans d'anticipation, au moins un par jour, tous plus mauvais les uns que les autres, mais je ne m'en rendais pas compte. Ma mère et mon père me donnaient des occupations que je recevais comme des corvées, telles qu'aller faucher de l'herbe pour les lapins, arracher les pommes de terre, faire les courses à la boulangerie ou à la Coop avec les tickets de ristourne collés sur des feuilles. Une fois il m'a obligé à tuer un lapin pour le déjeuner de midi, il fallait que j'apprenne. J'ai pris par les oreilles la bête qui couinait, puis par les pattes arrière, et je lui ai asséné avec une bûche plusieurs coups derrière la tête, pendant que mon père se moquait de moi en me disant que je m'y prenais comme un manche. C'était horrible, et pour une fois je me suis rebellé. J'ai flanqué le lapin mort par terre et je lui ai dit que c'était la dernière fois que je faisais une chose pareille. Il ne me l'a jamais plus demandé.

    Quand je suis parti, le ciel s'était couvert. J'ai essuyé mes lunettes avant de reprendre le volant. Je crois que je ne reviendrai plus. Je ne sais même pas pourquoi je me trouvais là.

     


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    L'été, depuis des années, j'avais l'habitude de m'évader seul, pendant une semaine, dans un endroit de France, jamais le même. Cette année là, ce fut dans le Sud-Ouest, entre Castres et Albi, un lieu d'accueil campagnard trouvé grâce une petite annonce dans Libération, que j'avais mal interprétée. Certes, je cherchais quelque chose de différent, surtout pas un hôtel, ni un club, et encore moins un gîte, mais je ne m'attendais pas à aboutir dans un petit groupe où c'étaient les personnes qui étaient différentes. Il y avait là Marie-Hélène et Jean-Claude, travailleurs dans un Centre d'Aide par le Travail, Zjelko, psychotique, persuadé de pouvoir tuer des gens rien qu'en y pensant, Isabelle, une dame avec Yorkshire, poudrée et à perruque, d'un âge certain, qui n'arrêtait pas de râler et d'essayer de tripoter les autres, Jacques, un moulin à paroles le plus souvent incompréhensible, Gilles qui, au contraire, ne disait jamais rien, ne faisait rien et avait du mal à comprendre ce qu'on lui disait, Martine, une femme naine avec son fils Sylvain, 4 ans. Et puis il y avait Cathy, une jeune femme de 25 ans, chargée d'organiser les activités et les sorties dans la région, et Emilie, une hollandaise vivant seule à Albi avec ses deux enfants, qui faisait la cuisine et participait aux sorties, un « job » d'été pour arrondir des fins de mois difficiles. Je ne pouvais rêver mieux en matière de dépaysement, même si cela était fort différent de ce à quoi je m'attendais.

    Vers 17h, Cathy était venue me chercher en 2CV à la gare d'Albi. Nous avons peu parlé pendant le trajet, la pluie battante martelait bruyamment la toile. Pendant tout le séjour, elle est restée distante vis à vis de tout le monde, j'avais l'impression qu'elle faisait simplement son travail, sans plus, et rentrait chez elle le soir. Dès mon entrée dans la salle de séjour il m'a fallu intervenir : le toit n'était pas étanche, une bassine était posée au milieu de la table pour recueillir l'eau gouttant du plafond, cela ne semblait gêner personne, sauf moi. J'ai mis mon K-Way et je suis monté sur le toit. Il y avait de la mousse partout, une tuile était cassée, que j'ai changée contre une autre au-dessus de la gouttière. J'étais trempé en rentrant, j'ai pris une douche et j'ai apprécié le potage qu'Emilie avait mis au menu du soir.

    L'organisation des journées était réglée de la façon suivante : chacun vaquait à ses occupations le matin, et après le déjeuner une sortie ou une activité était programmée pour les volontaires. Je faisais, après le petit déjeuner, un footing dans les chemins vallonnés des environs, puis j'allais me promener avec mon cahier et, à l'ombre d'un arbre ou d'une grange, j'écrivais des choses dedans. A midi j'aidais Emilie à faire le repas, ce qu'elle appréciait beaucoup, et qui nous a rapprochés au point qu'elle m'a raconté sa triste histoire que je ne retracerai pas ici. J'allais aussi à toutes les sorties. C'est ainsi que j'ai visité le Caroux, petit massif montagneux extrêmement pittoresque, marché sur un fragment du chemin de Compostelle, et découvert deux ou trois autres lieux dont je ne me souviens plus. Le soir, comme il n'y avait pas de télévision, nous faisions des parties de scrabble ou de cartes avant d'aller nous coucher.

    Au chapitre des événements remarquables, trois souvenirs me sont restés. Le premier est désagréable : le troisième jour, j'ai été pris d'une rage de dents féroce, qui a obligé Cathy à m'emmener à Castres où nous avons écumé les dentistes qui n'étaient pas en vacances avant d'en trouver un qui m'a soulagé pour le reste du séjour.

    Le second est à la fois écologique et plutôt comique : un après-midi, nous avons fait du pain comme au bon vieux temps, au feu de bois. Il y avait dans une remise de la ferme un four en briques, dans lequel nous avons mis un paquet de branches et de bûches que nous avons allumé. Pendant que cela chauffait, nous avons confectionné la pâte à pain dans un vieux pétrin de bois qui dormait à côté du four, avant de la découper en miches et en pains allongés que nous avons fait cuire. Voilà pour la partie écologique. Quant à l'élément comique... Pendant que je pétrissais la pâte collante à pleines mains, Isabelle s'est approchée de moi par derrière et s'est collée à mon dos, vantant la fermeté de mes muscles et de bien d'autres choses, et je n'ai pu m'en débarrasser qu'en appelant Emilie à l'aide...Le pain n'a pas pour autant été totalement raté, et j'ai rapporté chez moi une grosse miche que nous n'avons pu consommer entièrement (il y avait quand même un côté un peu carbonisé, et l'autre pas assez cuit...).

    Le troisième est plus difficile à relater. L'avant veille de mon départ, Emilie m'a dit qu'elle avait mis ses enfants chez les voisins et qu'elle dormirait dans un sac de couchage dans la salle de sports. Naïvement, je lui ai demandé pourquoi. Elle m'a lancé un regard qui n'avait pas besoin de paroles pour être traduit. Elle me demandait quelque chose que je ne voulais ou ne devais pas lui donner, et j'ai passé une mauvaise nuit à résister à mes pensées, seul dans ma chambre. Elle était triste le lendemain matin, j'ai bien vu qu'elle avait pleuré, et d'une certaine façon, je me sentais coupable.

    C'est elle qui m'a raccompagné à la gare le dernier jour, en compagnie de Jacques qui ne cessait de jacasser. J'ai dû lui demander de descendre de la 2CV afin que je puisse parler encore quelques instants avec Emilie.

    Et puis je suis monté dans le train et tout cela n'est plus maintenant qu'un souvenir ancien, fragment d'un passé inattendu et pour cela encore plus précieux..

     


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    Moi

    Comment se fait-il que je sois moi et personne d’autre ? Cette question doit être précédée de deux autres : « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » et « pourquoi est ce que j’existe en tant qu'être vivant ? » Cela revient ainsi à chercher la finalité de mon existence particulière en tant que cas singulier de questions plus vastes qui la précèdent, et se traduire soit par un questionnement portant sur « qui » a fait que je suis justement moi et pas un autre, ou quelle loi, quelle nécessité naturelle extérieure à nous-même a fait que je suis ce que je suis. Je recherche donc une cause immanente ou une cause finale et non une explication rationnelle.

    Si j’étais mon voisin, je ne serais pas moi…Et ce voisin, se posant cette question à son tour, ne pourrait pas non plus être quelqu’un d’autre. On ne peut à la fois être soi s’imaginant être un autre, et être cet autre qui n’aurait pas conscience d’être autre chose que lui-même…

    De même, je puis être certain que je ne vivrai pas une autre vie comme un chien. Car aucun chien ne pourrait se souvenir d’avoir fait ce que j’ai fait ; s’il s’en souvenait, il ne serait plus un chien, mais un être humain en forme de chien. Or les chiens ne sont pas des humains canimorphes…

    Réincarnation

    Supposons que la réincarnation existe : quand je serai mort, je me réincarnerai dans un autre être. Déjà il y a problème : quand on dit « je », de quoi parle t-on exactement ? Si c’est du moi que je suis aujourd’hui et ici, il faudrait que je me réincarne avec toute ma mémoire ; or personne sur terre, à ce que je sais, ne se souvient d’avoir vécu une ou plusieurs autres existences. Donc, en me réincarnant, je dois abandonner la mémoire de ma vie actuelle. On peut alors, à juste titre, se demander ce qui différencie un être réincarné n’ayant aucune mémoire de sa vie antérieure, et un être tout neuf. Je suis peut-être la réincarnation de Gengis Khan ou d’un paysan du Moyen-Age, mais qu’est ce que cela change si je ne le sais pas ?

    Âme

    Prenons pour hypothèse qu’il existe un « moi » immatériel indépendant du corps. On peut supposer alors qu’en l’absence de support matériel, il existe sans mémoire, sans conscience, hors du temps et de l’espace, sans aucun des caractères qui définissent un être humain vivant, car ces caractères on besoin d'un support physique pour s'exprimer. Il faut alors admettre que ses caractéristiques nous sont inaccessibles. Il y a peut-être des attributs qui particularisent cette entité supposée, ce « moi » unique et différent des autres, mais ils sont à jamais inconnus et inconcevables, comme le serait un univers où le temps n’existerait pas.

    Mémoire

    Qui dit conscience dit avant tout mémoire : si on perd la mémoire de son passé, peut-on dire qu’on est toujours la même personne ? Si on dit non, c’est qu’on admet le fait que le moi n’est pas quelque chose d’absolu, mais est susceptible de se transformer dans le temps, bien qu’on ait toujours l’impression d’être le même de sa naissance à sa mort. Si on dit oui, le problème est alors de définir ce qui ne change pas dans le temps et qui demeure, même quand on est inconscient ou qu’on a perdu la plupart de ses facultés.

    Se pose aussi la question de la responsabilité : si j'ai perdu la mémoire de ce que j'ai fait dans le passé, dois-je être considéré comme responsable de ces actes, et être puni ou récompensé alors que je ne m'en souviens pas ? Cela apparaîtrait comme injuste aux yeux de celui que je suis aujourd'hui, et reviendrait à accorder plus d'importance au corps qu'à l'esprit.

    Avant et après

    Avez-vous remarqué qu'on se pose toujours la question de savoir ce qui se passera après qu'on sera mort, et jamais, ou presque, de ce qu'on était avant sa naissance ? Ce qui est passé est moins intéressant que ce qui pourrait advenir, car le passé est unique, et l'avenir multiple.


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    Chère Claudette,

     

    Je suis sûr que tu te souviens de moi comme je me suis souvenu de toi ce matin, lorsqu'en inventoriant le contenu d'une vieille malle, je suis tombé sur quelques photos de notre adolescence, au milieu de plusieurs carnets de bord que je tenais en 1957, quand nous avions tous deux treize ou quatorze ans.

    Te souviens tu de ces étés à Avricourt ? J'étais en pension en Normandie, je revenais chez mes parents tous les trois mois, et j'y passais les grandes vacances. On s'ennuyait un peu, mais il y avait toutes ces belles journées au cours desquelles nous allions en vélo, avec tes sœurs, avec Gustave, avec Huberte, avec les frères Kern, à la piscine de Bataville. Le soir, en attendant que nos parents nous appellent pour dîner, nous jouions à cache-cache sur la place de l'église, ou nous bavardions assis sur le banc des voisins. Parfois, nous allions le soir au cinéma à Igney. J'étais plus ou moins amoureux de toi, mais tu ne l'as jamais su, enfin je crois. D'ailleurs je faisais tout pour le cacher, je me demande bien pourquoi aujourd'hui. Peut-être était-ce parce que je venais trop peu souvent, parce que j'étais un gros timide, ou encore parce que tu savais te montrer parfois si distante que je n'osais t'approcher.

    Nous nous sommes perdus de vue après mon mariage, quelques années plus tard. J'ai appris par ma mère que tu t'étais mariée aussi, et que tu avais eu des enfants. Je ne sais rien de plus. Alors, pourquoi cette lettre après toutes ces années enfuies ? Je crois que c'est simplement pour retrouver, en bavardant avec toi si tu le veux bien, le parfum inimitable de ces années de jeunesse, savoir ce que tu as fait pendant tout ce temps, découvrir ce que la vie nous a réservé, parler de nos amis d'enfance, de nos parents, du village. A l'âge que nous avons atteint, ce serait bon, ne crois-tu pas, de s'échanger en toute amitié des souvenirs oubliés qui ne demandent peut-être qu'un petit déclic pour refaire surface ?

    Je n'irai pas plus loin aujourd'hui, car je ne sais pas comment tu vas accueillir cette lettre, et je ne voudrais pas que cela trouble le cours de ta vie.

    J'attends ta réponse, quelle qu'elle soit, avec impatience, et je t'embrasse.

     

    Jean        (que tout le monde appelait « le Jeannot »...)

     

    PS : voici l'adresse où j'habite maintenant depuis quinze ans : XXXXXXX

     


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  • Elle avait un grand besoin de solitude, au moins quelques jours. Elle n'en pouvait plus de travailler à mi-temps, sans pouvoir s'impliquer vraiment, et pour le reste de s'occuper des enfants et de la maison, pendant que lui allait batifoler à droite, à gauche, pour son travail paraît-il, ou plus vraisemblablement pour faire ce qu'il avait envie de faire sans se préoccuper ni d'elle, ni de sa famille. Elle avait besoin de réfléchir, elle avait des décisions à prendre, il fallait que quelque chose change, et cela ne pouvait se faire dans le bruit, la précipitation et le remue-ménage quotidiens.

    Elle le lui dirait ce soir, quand il rentrerait, qu'elle allait partir quelque part, pour être tranquille, et qu'il aurait à se débrouiller seul pendant ce temps. Il ne serait pas content, c'est sûr, mais elle ne céderait pas, après tout, chacun son tour et puis ce ne serait que pour quelques jours. Elle avait déjà retenu un studio en Bretagne, pour ne pas faire machine arrière au dernier moment.

    Là-bas, elle se promènerait au bord de la mer, elle se cuisinerait de bons petits plats, ou bien non, elle irait au restaurant tous les jours, elle laisserait la pluie ruisseler sur son ciré et le vent la décoiffer. Elle lirait aussi, mais surtout elle regarderait les offres d'emploi, et elle réfléchirait à la manière de s'organiser sans tenir compte d'abord de ses envies à lui. Il faudrait aussi lui faire comprendre que les choses allaient changer.

    De façon curieuse, il n'éleva pas vraiment d'objections, mais il la regarda toute la soirée de manière appuyée, sa manière de ne pas poser de questions tout en demandant des réponses. Elle lui dit juste où elle allait, mais exigea qu'il ne l'appelât pas, sauf pour une urgence. Deux jours plus tard, elle prit le train à Montparnasse jusqu'à Vannes, et de là un car l'amena à Port Crouesty. Le temps était gris et venteux comme elle l'espérait, un vrai temps de janvier. Des myriades de voiliers s'ennuyaient dans le port, les drisses métalliques résonant de manière lancinante contre les mâts comme s'ils chuchotaient entre eux pour s'occuper. Ce qui la surprit cependant, c'est qu'il n'y avait personne nulle part, en dehors de l'employé qui la reçut et monta sa valise dans le petit appartement de cet immeuble de vacances immense et totalement désert. L'atmosphère qui en résultait présentait un goût étrange, fait d'abandon et de délaissement, transformant cet endroit en un lieu sans vie, hors du monde. Elle avait l'impression d'être la dernière femme sur Terre.

    Il n'y avait pas de restaurant ouvert, il n'y avait d'ailleurs rien d'ouvert, à part une épicerie dans la partie ancienne du village, tenue par une vieille bretonne peu bavarde qui ne la regarda même pas. Elle fit des promenades, elle lut, elle réfléchit, elle se fit tremper jusqu'aux os le jour où un grain soudain l'enveloppa. Elle mit aussi ses idées par écrit, pour les clarifier et ne pas les oublier. Mais elle n'avait pas la tranquillité d'esprit qu'elle espérait pour aller au fond des choses. Elle rédigea des curriculum vitae, qu'elle déchira après les avoir relus. Elle n'en envoya aucun. Elle se sentit seule tout à coup.

    Le troisième jour, elle fit un long circuit autour de la presqu'île, qui l'amena jusqu'à la pointe de Port Navalo, à l'orée du golfe du Morbihan. Le sentier longeait la mer, et de l'autre côté se succédaient sans fin les maisons, énormes et luxueuses ou petites et modestes. Toutes vides et fermées. Elle songea que si c'était la fin du monde, elle pourrait y entrer, personne ne l'arrêterait. Elle casserait une vitre, tournerait la poignée et escaladerait la fenêtre. L'alarme hurlerait peut-être, mais personne ne viendrait, elle cesserait au bout d'un moment. Alors, elle se vautrerait sur les canapés luxueux, se roulerait sur les peaux d'ours devant la cheminée, dans laquelle elle allumerait un feu d'enfer. Elle boirait toutes les bouteilles de la cave. Elle ferait hurler la musique et danserait devant les flammes. Elle fouillerait partout, découvrirait la vie de ses occupants disparus, et même leurs secrets cachés dans des boîtes qu'elle forcerait.

    Cette idée l'amusa un moment, jusqu'à ce qu'elle se rende compte qu'être la dernière femme sur Terre ne serait pas si amusant que cela. Et même terrifiant. Insupportable pour tout dire. Il n'y aurait plus de raison pour continuer à vivre.

    De retour à son studio, elle se sentit plus seule que jamais. Cette solitude là ne ressemblait en aucune manière à celle qu'elle vivait au quotidien au milieu des autres : cohabiter avec soi-même n'était pas plus facile, et, elle s'en rendait compte maintenant, n'aidait pas à mieux réfléchir. La pensée tournait en rond, ne s'enrichissait pas au contact de celle d'autrui. Il fallait parler, ne pas tout garder pour soi, même si c'était difficile.

    Elle resta longtemps le front sur la vitre, regardant la mer agitée sans la voir. Elle décida de partir le lendemain, plus tôt que prévu. Dans le train, elle relirait ce qu'elle avait écrit, mais elle avait déjà pris deux décisions : elle parlerait avec lui, franchement et ouvertement, ce qu'elle n'avait encore jamais osé faire ; ensuite, elle ne continuerait pas à endurer sans rien dire la vie qu'elle menait actuellement, quoi qu'il puisse lui en coûter.

    Elle dîna légèrement et dormit d'une traite. Au matin, elle fit ses bagages d'un cœur plus léger ; elle fredonnait presque en montant dans l'autocar. Le soleil brillait sur le port, les voiliers s'étaient tus, les cris des mouettes et des goélands emplissaient le ciel.

     


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