• Souvenirs intenses

    Il y a des souvenirs qui nous reviennent sans cesse, sans qu'on sache pourquoi, alors qu'ils ne sont reliés à aucun événement particulier, qu'ils sont juste un moment précis de notre passé ordinaire. Ils se sont imprimés à tout jamais dans un coin inexpugnable de notre mémoire, par je ne sais quel tour de magie ou de combinaison chimique de nos cellules . Quand ils réapparaissent, c'est sous la forme d'un « flash », d'une photographie d'un moment généralement très court, d'une vidéo de quelques secondes qu'on ne peut que décrire sans pouvoir dire que c'est une histoire, aussi brève soit-elle.

    Bien sûr, j'ai aussi des souvenirs intenses et précis, heureux ou douloureux, mais que je revis sur commande, comme la naissance de mes enfants, l'agonie de ma mère, l'accident de voiture qui a failli me coûter la vie, et bien d'autres, mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Ce dont je vous parle est d'une autre nature, c'est quelque chose qui peut n'avoir aucune importance, mais qui s'impose à moi sans que je l'aie cherché, et qui me procure à chaque fois une émotion incomparable. Cela peut être une pensée, une séquence de film, une attitude, un paysage, une lecture. C'est presque toujours une émotion d'ordre esthétique. Ce n'est jamais quelque chose de laid ou de terrible, jamais cette sorte de beauté qu'on peut, paraît-il, trouver dans l'horreur d'un spectacle ou d'une situation.

    En voici quelques uns.

    Je suis assis sur une chaise en osier dans la cour de la maison de mes parents, en été. Il fait chaud. Je lis un roman d'anticipation. Je suis bien. Je pense que quand je serai vieux, j'aurai acheté tous les romans d'anticipation qui existent, et que je passerai mon temps à les lire et relire.

    Cette fille dans le train, assise en face de moi, qui lit un livre. Je la regarde. Elle lève les yeux, croise mon regard, me sourit. Ce sourire rayonne sur son visage. Cela me rend heureux. Je ne lui ai pas dit un mot, et pourtant elle m'a comblé.

    Le bruit du vent dans les branches d'un arbre, dans « L'éclipse » d'Antonioni, qui transforme subitement un carrefour de rues désertes et sans âme en une sorte de lieu magique.

    Au cours d'une promenade en solitaire dans la forêt, je m'assois au pied d'un arbre, et soudain je sens la présence de tous ces êtres vivants autour de moi, les petits bruits qu'ils font, les mouvements imperceptibles des branches, des feuilles et de l'herbe, je vois avec précision les détails de l'écorce rugueuse du tronc en face de moi.

    Pendant mon service militaire, je traverse un marécage avec de l'eau jusqu'à la taille, mon fusil brandi au-dessus de ma tête, apercevant à peine celui qui me précède, sous la seule clarté d'un premier quartier lunaire. Je me sens soudain vivant, et je me demande pourquoi je suis là, dans ce point singulier de l'espace-temps.

    Il pleut, je suis à la porte-fenêtre du salon, regardant dehors, le front contre la vitre froide, et mon haleine dépose une buée qui obscurcit peu à peu ma vision. Pendant un moment, la vie me pèse, je ne sais pas pourquoi.

    Je suis à Paris, sous les arcades de la rue de Rivoli, et je cherche en vain la boutique des « Camées durs » dont parle André Breton dans Nadja. J'ai refait tout le parcours de leurs promenades dans la ville, de la rue Lafayette jusqu'au marché aux puces de Saint Ouen, attentif comme lui aux coïncidences surréalistes qu'il décrit, mais que pour ma part je n'ai jamais trouvées. « La beauté sera convulsive ou ne sera pas », dit-il. Je me demande toujours ce qu'il a voulu dire par là.

     


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