• Lieux de retraite

     

    - Vois-tu, Marcel, dans cinq ans je vais prendre ma retraite, et une question me trotte de plus en plus dans la tête : où vais-je bien pouvoir me retirer ? J'ai déménagé quatorze fois depuis la fin de mes études, et comme tu le sais, je n'ai pas de port d'attache. Alors je rêve, mais il faudra bien un jour que je m'arrête de rêver pour me décider...

    - C'est sûr ! Mais dis-moi quand même, à quoi rêves-tu ? Est-ce un vrai rêve, irréaliste, contradictoire, ou bien est-ce quelque chose que tu pourrais faire mais que tu sais impossible pour des tas de raisons ? Ou bien encore, tu pourrais juste faire des projets sérieux, des rêves proches de la réalité ? A quoi penses-tu ?

    - En fait, des rêves il y en a plein ! Il y a ceux dont la réalisation est tout à fait exclue, mais qui sont bien attrayants, qui viennent de loin, qui prolongent les projets fumeux de l'adolescence, qui reviendraient à refaire sa vie si c'était possible. Ils me procurent du plaisir, rien que d'y songer, et me mettent dans un état de nostalgie un peu triste : ce qui aurait pu être, même si c'était peu vraisemblable, et qui n'a pas été... Et puis il y a ceux qui se brodent autour des lieux où j'ai vécu, dans des régions diverses, au fil des changements de métier, des mutations. Dans ces lieux superbes que je ne connaissais pas, mais que j'ai découverts en me promenant, je louais des appartements à prix modique, c'était juste pour avoir le couvert et les commodités à proximité, pas du tout des endroits choisis avec soin pour s'y sentir bien. De toute façon, pour apprécier vraiment un lieu, il faut y habiter longtemps, s'en imprégner, le faire sien, et pas seulement s'intéresser au paysage, à l'architecture ou à la fonctionnalité des pièces.

    - C'est bien beau, ce que tu me dis là, mais c'est tellement général que je ne vois pas vraiment de quoi tu parles. Donne moi des exemples, tu sais bien que j'aime les choses concrètes.

    - Tu es amusant ! Parler de « choses concrètes » quand je te dis mes rêves ! Je vais tout de même faire un effort pour toi, pour que tu comprennes. Au chapitre des rêves impossibles, et à la réflexion peut-être pas si intéressants s'ils étaient possibles, il y a cet espèce de manoir situé à Biarritz, perché sur un rocher qui s'avance loin dans la mer. Il ressemble à un château biscornu, avec des pignons, des tourelles, des lucarnes, des pièces imbriquées, des escaliers en colimaçon, et sans doute des passages secrets...Voilà un vrai rêve : habiter un petit château isolé au bord de la mer, entendre le bruit du ressac et le fracas des vagues venant s'écraser les jours de tempête sur les rochers du promontoire. Ce château là, à Biarritz, comme tout autre château lui ressemblant, il est évident que jamais je ne l'habiterais, ne serait-ce qu'à cause des touristes et de la trop grande proximité de la ville. Mais trouver une maison ancienne, en Bretagne, faite de solides murs de granite épais, située au bord d'une falaise, cela doit être possible. Je pourrais y aménager une grande baie vitrée ouvrant la vue sur le large, qui me permettrait de contempler avec tout le confort, aussi bien la tempête et les vagues déferlant rageusement sur les rocs comme pour me déloger, que la pluie drue sur une mer calme les jours de grisaille. Ce qui ne m'empêcherait pas d'aller dehors, au plus près de l'eau, écouter le sifflement du vent et sentir les embruns sur mon visage enfoui sous un ciré.

    - Oui, là je vois. Mais te connaissant, je sais qu'au bout de peu de temps tu aurais du mal à supporter tout ça : le bruit de fond, fort ou discret, mais omniprésent de la mer si proche ; la solitude dans un coin isolé, car tu aimes parler aux gens et s'il te faut prendre ta voiture pour ça, je parie que tu auras du mal. Et la librairie ? Et le cinéma ? Et les bistrots ? Tu les aimes autant que le grondement permanent de la pluie et des vagues que tu ne peux arrêter et qui t'exaspéreront rapidement.

    - Taratata ! Tu as peut-être raison pour l'excès de solitude, mais il suffit de programmer des activités dans la grande ville proche, comme ce que je fais actuellement à Dreux. Et puis, des amis on s'en fait partout, même quand on est vieux. Par contre tu as tort pour la mer et le climat. Tu l'ignores apparemment, mais la technologie permet aujourd'hui d'insonoriser très efficacement aussi bien les murs que les vitrages. Je pourrai écouter les études de Chopin tranquillement, même quand la tempête rugira dehors.

    - Oui, mais alors, que feras-tu finalement ? Puisque tout ça ce ne sont que des rêves …

    - Je vais y réfléchir. Après tout, j'ai encore cinq ans devant moi. Repoussons à demain ce qui n'est pas urgent....Et puis, nous sommes deux, tu connais ma femme, et le plus vraisemblable, c'est que je n'aurai pas mon mot à dire....

     


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