• Le calme des profondeurs

    Sujet libre

    Texte:

    « Lieutenant, c'est l'heure ! »

    La main du quartier-maître me secouait doucement, mais de manière insistante.

    « Merci, c'est bon, j'arrive » lui répondis-je en sautant au bas de ma couchette.

    En fait, la banquette du carré était transformée, vers dix heures du soir, en deux couchettes superposées dans lesquelles allaient dormir les deux plus jeunes officiers du bord. Les autres, à l'exception du Commandant qui disposait de sa chambre individuelle, se partageaient une chambre minuscule, le « wagon », munie de quatre « bannettes » et de caissons de rangement.

    J'enfilai rapidement ma chemise et mon pantalon, puis mes chaussures antidérapantes. C'était mon tour de quart au Central, de minuit à quatre heures. Dans le wagon, Jean-Claude, lieutenant de vaisseau plus ancien que moi, se levait aussi pour rejoindre son poste au Central-Opérations (CO). Il me restait quelques minutes avant la relève, et j'en profitai pour prendre une tasse de café, tout en me donnant un coup de peigne.

    Quittant le carré, je traversai le CO pour arriver au Central : moins de dix mètres en tout. Pas besoin d'être un sportif confirmé pour faire carrière dans les sous-marins, surtout les 400 tonnes, les plus petits jamais construits en France. Je saluai l'équipe en place, à savoir l'homme de barre, le mécanicien de central et le premier-maître torpilleur faisant office de chef de quart, dont j'allais prendre la suite. A vrai dire, il avait peu de choses à me transmettre :

    « Bonsoir lieutenant. Immersion 100 mètres, électriques avant zéro. Pas de consignes particulières. Rien à signaler.»

    Après un rapide coup d'oeil aux appareils de mesure, pression aux bouteilles de chasse, niveaux des régleurs et caisses d'assiette, indicateurs d'immersion, température de l'eau, état de la ventilation, niveaux de charge des batteries, etc, je prononçai les paroles traditionnelles :

    « Bien. Je prends le quart. Bonne nuit. »

    Je me demandais à quoi j'allais occuper ces quatre heures. « L'Ariane » venait de terminer son transit de Toulon vers la zone d'exercice, et devait patrouiller en attendant le début des opérations avec des navires de surface et des avions le lendemain en début d'après-midi. Il n'y avait rien de précis à faire, et le Commandant avait donc prévu une nuit calme en immersion.

    Pour commencer, j'ordonnai une ronde d'étanchéité sur tout le navire, depuis le poste torpilles à l'avant, jusqu'au local des barres de direction et de plongée à l'arrière. Les comptes-rendus arrivèrent successivement : « Etanche zone avant ». « Etanche Central et CO ». Etanche Diesel et zone arrière ».

    Bon, et maintenant ? Cela n'avait pris que quelques minutes. Les hommes de quart se mirent à parler, racontant anecdotes personnelles, histoires drôles, projets en cours, commentaires divers, le tout entrecoupé de longs silences. Je m'approchai de la porte, ouverte, séparant le Central du CO. Jean-Claude vérifiait la position du navire, préparant la route devant mener le sous-marin au point prévu par le Commandant le lendemain à 8 heures. Il n'avait pas plus de choses à faire que moi.

    De loin, je vis affichée la courbe thermobathymétrique qui avait été réalisée lors du quart précédent. Elle montrait l'évolution de la température de l'eau de mer en fonction de la profondeur, et je m'aperçus qu'en raison du calme régnant à l'extérieur, mer zéro, pas de vent, elle présentait une couche relativement chaude et homogène au voisinage de la surface, sur une épaisseur d'environ 50 mètres, puis une baisse assez rapide en-dessous de cette profondeur. Il me vint alors une idée, et j'interpellai Jean-Claude :

    « Dis donc, tu as vu la couche ? Si on montait doucement, on pourrait coincer le bateau dessous, et, si on est bien pesé, on pourrait stopper les moteurs et rester comme ça, sans bouger, pendant des heures. Qu'en penses-tu ?

    Il faut tout de même que je vous explique un peu ce que je voulais faire, et tant pis si c'est plus ou moins technique. Un sous-marin en plongée doit être « pesé », c'est à dire que la poussée d'Archimède doit être aussi proche que possible du déplacement du bateau, qu'on peut assimiler à son poids. La poussée dépend du volume du sous-marin, qui ne varie quasiment pas, et de la densité de l'eau de mer. Quant au poids du navire, il est ajusté par des « caisses de réglage », ou « régleurs », dans lesquels on admet ou on chasse de l'eau de mer.

    Quand le navire se déplace, cette égalité peut être approximative, le déséquilibre étant compensé par la vitesse de déplacement et par les mouvements du pilote sur les barres de plongée. Mais s'il avance très lentement, et, à la limite, s'il est arrêté, il faut réaliser une égalité aussi parfaite que possible entre le poids et la poussée. De plus, il faut aussi obtenir un équilibre longitudinal parfait, c'est à dire que le sous-marin ne doit pas être plus lourd à l'avant qu'à l'arrière afin de rester horizontal : ceci se réalise par les « caisses d'assiette », une à chaque extrémité du navire, avec une pompe faisant passer de l'eau de l'une à l'autre.

    Coincer le bateau sous la couche veut dire, en simplifiant un peu, qu'à l'immersion à laquelle la température se met à changer, la partie supérieure se trouve dans de l'eau « chaude », donc moins dense, et la partie inférieure dans de l'eau « froide », donc plus dense. Si le bateau tend à monter, la poussée d'Archimède va diminuer, et par conséquent le mouvement va s'arrêter : il y a une sorte de rétroaction négative qui stabilise automatiquement le sous-marin à une immersion voisine de celle du bas de la couche d'eau de surface plus chaude. C'est comme si, en remontant, le bateau heurtait une membrane élastique.

    Jean-Claude, après réflexion, accepta de procéder à cette manœuvre qui ne présentait aucun danger, et qui focaliserait l'attention de tous sur le fonctionnement du sous-marin dans des conditions très rarement rencontrées.

    « Moteurs électriques stop » ordonnai-je à l'homme de barre, qui retransmit l'ordre au poste de propulsion. Le loch passa doucement de 2 nœuds à zéro, tandis que l'indicateur d'immersion montrait un début de remontée, et que le navire s'inclinait peu à peu sur l'avant.

    « Admettre 100 litres et passer 100 litres vers la caisse d'assiette arrière »

    Le temps que le mécanicien effectue les mouvements de liquides, la vitesse ascensionnelle avait augmenté et l'assiette s'était accentuée. Apparemment, il n'était pas si facile d'anticiper ; il fallait reprendre la manœuvre, car il n'était pas question de franchir la couche et de se retrouver en surface...

    «Electriques avant zéro. Revenir à l'immersion de 100 mètres »

    De retour à la situation initiale grâce à la vitesse acquise, j'ordonnai cette fois d'admettre à nouveau 100 litres et de passer encore 50 litres sur l'arrière, avant de stopper les moteurs.

    Cette fois, le sous-marin remonta lentement, très lentement, mais avec une assiette devenant positive. Je fis alors passer 30 litres sur l'avant, juste avant qu'on arrive sous la couche. Comme prévu le bateau s'arrêta de monter. C'était gagné !

    Cela ne dura cependant pas longtemps. Le rondier de l'arrière, sans prévenir, vint faire un tour au Central pour voir comment se passait la manœuvre. Evidemment, un homme de 70 kg passant de l'arrière au milieu du bateau équivalait à transférer une trentaine de litres d'eau des caisses d'assiette ! Le sous-marin se remit à piquer du nez, et avant que le coupable soit retourné à son poste, il fallut redonner de la vitesse pour compenser son déplacement intempestif.

    Bref, ce petit jeu dura tout le quart, avec des transferts de quelques litres de temps en temps, et parfois des ajustements de poids sur les régleurs pour compenser la non uniformité exacte des températures. Nous sommes restés ainsi quelques heures, coincés sous la couche, sous-marin immobile, tout le monde à son poste sans bouger.

    Ce fut un moment presque magique, avec ce silence qui régnait dans les deux postes de commande, chacun guettant le manomètre d'immersion ou l'indicateur d'assiette, avec juste le bruit assourdi de la ventilation, les craquements habituels de la coque et les rares paroles échangées à mi-voix, comme s'il ne fallait pas troubler le fragile équilibre du navire, pour une fois parfaitement réalisé.


  • Commentaires

    1
    Vendredi 28 Juin 2013 à 10:53

    Même si je n'ai pas compris la partie technique (bon, d'accord, je n'ai pas trop cherché à ...),  je trouve extra de voir des militaires faire joujou comme de grands enfants!!

    Tu en as d'autres, des histoires de jeux de grands?

    2
    Jean-Jacques Profil de Jean-Jacques
    Vendredi 28 Juin 2013 à 11:19

    Mais non, on ne jouait pas, on révisait la position "bête tapie à l'affût d'une proie"...

    Sans un bruit, oreilles grandes ouvertes, rien ne pouvait nous échapper !

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