• La valise était vide...

    J'errais comme une âme en peine dans le grenier de Papy, parmi les cartons empilés par-ci, par-là, ses vieilles cantines militaires, et une multitude d'objets hétéroclites qu'il amassait depuis des années, qu'il avait peut-être oubliés. J'étais au bord des larmes, car je l'aimais beaucoup, c'était celui de mes grands pères qui m'était le plus proche, qui avait toujours quelque chose à me proposer, qui n'hésitait pas à jouer comme un gamin avec moi tout en répondant sérieusement à toutes mes questions, même les plus farfelues. Mes parents étaient au rez de chaussée, ils triaient et emballaient ce qu'ils voulaient garder du bric à brac de Papy, cela allait prendre un certain temps. Je venais de passer le bac, je n'avais donc plus rien à faire, ils m'avaient envoyé là-haut sans consigne particulière, juste pour m'occuper et leur dire ce qui s'y trouvait.

    Les cartons ne portaient aucune mention de leur contenu, j'en ai ouvert un au hasard. C'étaient des livres de classe, datant du collège, certains portaient encore une couverture en papier kraft avec son nom dessus. Des reliques poussiéreuses d'un passé enfui dont je ne savais rien, et, je le supposais, ma mère non plus. Plus loin, sous la lucarne, un alignement de valises attira mon regard. Elles étaient toutes vides. Sauf une, au fond de laquelle je trouvai un morceau de papier jauni portant quelques mots, coincé dans une fente entre la paroi de carton et un renfort rigide. Cela ressemblait à un fragment de lettre déchirée, sur lequel je me penchai pour déchiffrer ce qui s'y trouvait écrit. C'était bien l'écriture de mon grand-père, que j'aurais reconnue entre toutes avec ses jambages descendant loin sous la ligne et ses « a » à demi ouverts.

    Il y avait la date et le lieu : « Rouen, 10 juin 1965 », puis « Ma chérie, » puis, sur cinq lignes des fragments de phrases : « Tu es partie sans me dire...» « ...avec qui, et cela me fait de la pe... » « ...ce n'est pas pour me plaindre... » « ...griefs réciproques... » « ...si tu reviens un jour... ». J'étais perplexe. J'ai relu ces quelques mots plusieurs fois. Papy avait écrit à une femme qu'il appelait « Ma chérie » peu avant la naissance de ma mère. Cette femme était partie, puisqu'il évoquait la possibilité qu'elle revienne. Ils avaient tous deux des griefs réciproques. C'était adressé à une femme inconnue, pourquoi pas une maîtresse, mais alors comment expliquer la présence de cette lettre dans ses affaires ? Il y avait donc de fortes chances qu'elle ait été adressée à ma grand-mère, que je n'avais pas connue car elle était décédée d'un cancer bien avant ma naissance. Il avait dû retrouver cette lettre après sa mort et l'avoir déchirée, ou l'avoir rangée ailleurs. Quant au contenu, il attisait ma curiosité. L'explication venant immédiatement à l'esprit était simple, pour ne pas dire banale : ma grand-mère était partie avec un autre homme, sans prévenir, et Papy lui avait écrit pour lui dire de revenir. Apparemment, le « Ma chérie » laissait supposer qu'il l'aimait toujours, et poussait à interpréter le « si tu reviens un jour » comme un souhait plutôt qu'une menace. J'en déduisais que la fugue de ma grand-mère, si fugue il y avait, n'avait pas duré très longtemps, et qu'elle était revenue sans que personne ensuite ne le sache ou y fasse allusion. Je ne voyais pas d'autre explication.

    En effet, ma mère était née en avril 66, donc si mes comptes étaient bons, grand-mère était rentrée au bout d'un mois à peine. Que s'était-il donc passé, en cette période reculée ? Qui était cet individu pour lequel elle avait abandonné son mari, épousé à peine deux ans plus tôt ? Toutes les familles ont leurs secrets, mais je ne m'attendais pas à cela dans l'histoire de Papy, qui me parlait souvent avec émotion de sa femme, parfois même avec des larmes dans les yeux quand il me disait : « Elle est partie trop tôt, elle me manque... ». Et qui ne l'avait jamais remplacée.

    Je me dis qu'il y avait peut-être des éléments de réponse dans les caisses et cartons entassés dans le grenier. Aussi, bravant la poussière, je me mis à les ouvrir l'une après l'autre. J'eus du mal à m'arrêter quand mes parents m'appelèrent pour aller déjeuner, et pendant le repas je ne pipai mot de ma découverte. A mon avis, ils ne savaient rien de tout cela, il serait bien temps de questionner ma mère plus tard.

    Ma recherche dura presque deux jours. J'ouvrais chaque carton, puis je l'explorais méthodiquement, regardant même entre les pages des livres de classe et entre les feuilles des documents divers archivés là. Plus j'avançais, et plus j'étais persuadé que je trouverais quelque chose. En effet, pourquoi garder par exemple les factures d'EDF d'il y a cinquante ans, et jeter lettres et papiers personnels ? Mes parents s'étonnaient que je passe autant de temps dans la pénombre du grenier et me questionnaient, mais sans monter car ils trouvaient l'échelle et la trappe trop difficiles pour eux.

    J'avais eu tort de commencer par les cartons. C'est dans une cantine que je trouvai enfin ce que je cherchais, un paquet de lettres dans une enveloppe grise, dissimulé sous une machine à écrire Remington d'avant guerre. J'hésitai un peu avant d'oser les lire. Je commençai par chercher le morceau correspondant à ce que j'avais trouvé dans la valise. Ce fut facile, c'était la dernière feuille, toute chiffonnée, glissée sous l'élastique retenant les lettres. Mon grand-père avait dû être très ému en la rangeant, car, outre le fait de ne pas s'être rendu compte qu'il en déchirait un morceau, on devinait des traces de larmes au bas de la page, une goutte qui avait dilué l'encre, rendant presque illisible sa signature.

    Rouen, 10 juin 1965

    Ma chérie,

    Tu es partie sans me dire pourquoi, ni où tu allais, mais je sais bien avec qui, et cela m'a fait beaucoup de peine. Mais si je t'écris aujourd'hui, ce n'est pas pour me plaindre ni t'accabler de reproches. J'en ai aussi à me faire, et je ne veux pas que cette lettre ressemble à une liste de griefs réciproques. Je voulais simplement te dire que je t'aime toujours et que si tu choisis de revenir un jour, je serai le plus heureux des hommes. Je ne te reprocherai jamais rien, et je ne t'en parlerai jamais. Mon privilège sera de t'avoir près de moi, de pouvoir te contempler chaque jour, de croiser ton regard, d'attendre ton sourire. Et je ferai tout pour que ton bonheur soit ainsi égal au mien.

    Je tenais à te dire ces mots banals mais vrais. Je confie cette lettre à ton père, je pense qu'il sait où tu es et qu'il te la fera parvenir.

    Je t'embrasse tendrement.

    Gabriel

    Je me redressai, les deux morceaux à la main, très ému. C'était là une belle lettre d'amour, claire et simple, qui ne m'étonnait pas de la part de Papy, homme droit et chaleureux, si attentif aux autres, prêt à se sacrifier pour le bonheur de sa femme. Je songeais à tout cela en regardant au loin à travers la lucarne, et je m'apprêtais à descendre, lorsque soudain une pensée fulgura dans ma tête, un éclair violent qui me força à m'asseoir par terre, l'esprit en déroute. Et si...Et si...Non, ce n'était pas possible...Mon grand-père était mon grand-père, autre chose était impensable !

    Je refis plusieurs fois mes calculs, n'y croyant pas, mais je ne pouvais rejeter cette idée : et si ma grand-mère était revenue, non pas un mois après être partie, mais trois, ou quatre ? Après avoir passé tout l'été avec son séducteur ? Qui l'avait mise enceinte !C'était plus logique, et la conclusion arrivait alors d'elle-même, Papy ne pouvait pas être mon grand-père !

    Il fallait que j'en sois sûr, et accessoirement savoir qui était « l'autre ». Je décidai alors de poursuivre la fouille de ses affaires, lire ce paquet de lettres, chercher dans d'autres documents, aller à l'état civil, faire l'inventaire de ses relations de l'époque, questionner les gens. J'y passerai mes vacances, mais il fallait que je sache.

    Papy, TU ES MON PAPY, pas l'autre !! On ne peut pas aimer autant un enfant qui n'est pas le sien !

     


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