• Invisibilité

    On ne connaît bien les gens que si on peut les observer sans qu'ils le sachent. Mais c'est difficile...Ou vous cacheriez-vous pour regarder votre patron, quand il est seul dans son bureau ? Ou dans sa maison, quand il rentre chez lui rejoindre sa famille, sa femme, ses enfants ? Et comment trouver les mystères qu'il dissimule, car il y en a certainement, comme chez tout être humain qui aime donner l'image de ce qu'il n'est pas, croyant ainsi se valoriser. Et cela est vrai pour tous ceux que vous croisez, avec qui vous vivez, vous travaillez, vous vous amusez. Evaluer l'être et le paraître de chaque individu, si j'étais invisible, ce serait si facile, je pourrais vraiment savoir qui est la personne qui se cache derrière chaque apparence ! Mais cela en vaut-il la peine ? Serait-ce bénéfique ou destructeur ?

    Si je vous pose toutes ces questions, c'est que justement je suis devenu invisible la semaine dernière, un court moment, aussi invraisemblable que cela puisse paraître. Ne me demandez pas pourquoi, je n'en sais rien, mais c'est vraiment arrivé, je vous le jure. Voilà ce qui s'est passé, je vais tout vous dire.

    Je suis sorti du bureau de mon patron vers 18 heures. Il m'avait convoqué à cette heure là pour me passer un savon, sachant qu'il n'y aurait plus personne et qu'il pourrait alors, comme il le fait souvent avec moi, laisser sa voix monter et se déchaîner dans un registre sépulcral à en faire trembler les murs. Car je suis sa tête de turc, il n'a rien à me reprocher de plus que les autres, mais il adore me voir me décomposer comme une huître au soleil, moi qui suis une personne hypersensible. J'ai couru en titubant vers mon bureau, la rage au cœur, les reparties non dites encombrant ma bouche, et je me suis assis quelques instants pour remettre mes idées en place avant de regagner mes pénates. C'est là que ça s'est produit. Je me suis senti devenir tout drôle, je ne sais comment exprimer cela, plus léger d'un coup, plus aérien, comme une baudruche gonflée à l'hélium.

    Je me suis levé et me suis retrouvé dans le couloir, mon manteau sur le bras, marchant en direction de l'ascenseur. Au moment où je passais devant la porte du directeur, celle-ci s'ouvrit et il en sortit. Je m'arrêtai brutalement pour ne pas le heurter, mais il fit comme s'il ne me voyait pas. Je bredouillai une excuse que je regrettai aussitôt, mais de la même façon il fit comme s'il ne m'entendait pas et entra dans les toilettes. Révolté par tant de mépris, je décidai de l'attendre pour lui dire enfin ses quatre vérités. Tout en guettant la fin de sa miction, je préparai dans ma tête les paroles définitives que je lui assènerai. Il sortit, les mains dégoulinantes, et passa à nouveau devant moi en m'ignorant, un sourire presque angélique sur les lèvres, le regard au loin. C'en était trop. Je tendis le bras pour l'arrêter d'une poigne vigoureuse, et je faillis tomber en avant, ma main passant au travers de son bras sans aucune réaction due au choc attendu ! Il entra dans son bureau et referma la porte. J'en suis resté bouche bée, ahuri, me demandant ce qui était arrivé. Je me tâtai bras et jambes, mais tout était bien là, biceps de body-builder, mollets poilus et joues rêches.

    Je restai ainsi un bon moment, hébété, me tâtant encore partout, l'esprit en fusion. Je dus admettre la conclusion qui s'imposait : pour moi, j'étais fait de chair et d'os bien réels, par contre pour mon patron et sans doute pour les autres, j'étais invisible et sans consistance. Je décidai de faire une expérience en touchant le mur : mes doigts s'y enfoncèrent comme si le mur n'existait pas. Par contre, je ne comprenais pas pourquoi mes pieds reposaient toujours fermement sur le sol, mais je ne m'attardai pas sur ce détail après tout secondaire. Il me vint une idée : puisque ma main pouvait s'enfoncer dans la cloison, pourquoi ne pas essayer d'entrer dans le bureau du boss en traversant la porte, à l'image du passe-murailles de Marcel Aymé ?

    Aussitôt pensé, aussitôt fait, tout se déroula sans encombre, en un clin d'oeil. J'étais maintenant à l'intérieur, les pieds sur la moquette épaisse, à deux mètres du premier fauteuil. J'observai quelques instants la silhouette épaisse de mon tortionnaire penchée sur une feuille devant lui, et pour mieux le contempler pour la première fois longuement, je décidai de m'asseoir dans le fauteuil où je me laissai choir sans précaution. Je n'aurais pas dû. Le fauteuil aussi était transparent pour mon corps, et je chutai douloureusement sur le coccyx, laissant échapper mon manteau en même temps qu'une bordée de jurons suivie de gémissements de douleur. Mon patron n'avait rien entendu ni vu, j'étais bien invisible, et nom d'une pipe j'allais en profiter pour me venger.

    Mais comment ? Je ne pouvais rien faire impliquant des objets, puisque j'étais immatériel. Par exemple, j'avais pensé griffonner des bêtises sur son agenda, ôter une roulette de son fauteuil, mélanger ses dossiers, fouiller dans ses tiroirs voir ce qu'il y avait, y trouver des choses compromettantes et les envoyer aux journaux...Bref, les idées malfaisantes envahissaient ma pensée, mais en pure perte. Je fis alors la seule chose que je pouvais faire, regarder par dessus son épaule ce qu'il écrivait.

    Et là je fus surpris, vraiment surpris : il écrivait une lettre, ce qui n'avait rien de curieux en soi, mais une lettre ….d'amour ! Jamais je n'aurais pu penser que cet ignoble individu puisse avoir de la sensibilité, étant donné la manière dont il traitait les gens autour de lui, hommes et femmes sans distinction. Ça commençait comme ça : « Mon petit bouton d'or tu me manques terriblement.... » mais cela s'arrêta là, il venait de tourner la page, et je ne pus que lire au vol la fin de la phrase en cours. Je vous passe les détails graveleux qui suivaient, où il était question de « désir impérieux », de « poitrine arrogante » de « corps de rêve » et autres clichés dignes de la collection Harlequin. Cela ressemblait plus à la prose d'un vieux cochon qu'à une lettre d'amour...En fin de compte, il n'y avait pas beaucoup de sentiments ni de sensibilité dans cet individu.

    Je pensai tout à coup à ma présence dans ce bureau et à mon état d'homme invisible qui ne m'avait guère préoccupé jusqu'à présent. Ce qui était arrivé par hasard pouvait aussi disparaître sans crier gare. Que ferais-je si je redevenais tangible juste derrière mon boss ? C'était la porte assurée, la faute grave, le licenciement sans indemnités. Je me dépêchai donc de traverser à nouveau la porte pour me retrouver dans le couloir. Que faire maintenant ? Je commençais à avoir soif, mais dans mon état d'ectoplasme, pas question d'ingérer quoi que ce soit. La peur m'envahissait. Allais-je mourir de faim et de soif ? Ces pensées prenaient maintenant toute la place dans mon cerveau agité, et mes idées saugrenues de vengeance sur mon chef se trouvaient reléguées au second plan. Je me dirigeai vers mon bureau pour réfléchir, et sans penser à rien je tirai mon fauteuil pour m'y asseoir. Il me fallut quelques secondes pour me rendre compte de ce qui venait de se passer : le siège était dur sous mes fesses et mes bras s'appuyaient sur les accoudoirs ! Je tâtai partout la matérialité revenue des choses autour de moi, et poussai un soupir de soulagement.

    Après réflexion, l'hypothèse qui me sembla la plus vraisemblable était que je m'étais assoupi sur ma chaise et que j'avais rêvé tout ce qui s'était passé. Pourtant, le réalisme de ce rêve était tel que je me mis à imaginer comment je pourrais vérifier ce qui était arrivé. Peu de possibilités, une seule à vrai dire : trouver la lettre écrite par mon boss. Tâche quasi impossible...

    À ce moment, le boss en question fit irruption dans la pièce. Il me jeta au visage mon pardessus en disant d'un ton excédé :

    « Mon bureau n'est pas un vestiaire dont je serais le préposé ! Je ne sais pas comment cet oripeau a atterri chez moi, mais c'est la dernière fois que je vous le dis ! »

    Paralysé de stupeur, contemplant le manteau oublié, j'en suis resté tout ébaubi.

     


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