• Baptême de l'eau

    Extrait du journal de bord d'un officier sous-marinier

    Je crois que, pour ma première patrouille, j’ai été particulièrement gâté, littéralement « mis dans le bain ». Les deux jours qui viennent de s’écouler resteront certainement marqués dans mes souvenirs parmi les plus pénibles que j’ai jamais passés.

    Jeudi matin, nous sommes sortis du bassin pour aller au quai de stationnement, et nous avons subi un poste de combat de vérification qui a duré cinq heures, sans beaucoup d’activités pour nous autres mécaniciens. Le soir, je suis allé prendre l’air pour la dernière fois à la passerelle et sur le pont ; il bruinait légèrement, l’air était doux, et je me sentais bien dans mon blouson fourré. Les lampadaires miroitaient dans l’eau calme du port, tout était tranquille.

    Vendredi matin, j'ai démarré le réacteur et l'appareil propulsif avec mon équipe. Tout s’est bien passé, sauf pour le bouilleur de production d'eau douce, qui ne fonctionnait pas et qui n’a rien voulu savoir malgré toutes nos recherches, effectuées par le personnel de quart à la machine, mon premier-maître et moi. Cela a duré jusqu’à 5h du matin, je n’ai pas dîné et je n’ai dormi que deux heures.

    Samedi matin, nous avons continué à travailler, et l’engin était enfin réparé pour 15 heures, mais fonctionnait malgré tout de façon un peu anormale. De surcroît, au cours de la nuit et dans la matinée, d’autres ennuis sont arrivés : fuites de vapeur, usure exagérée des balais d’un turbo-alternateur, etc. Je ne savais plus où donner de la tête, d’autant que l’appareillage étant prévu pour 14h, le retarder de deux heures devenait une affaire d’état et de prestige pour l’Etat-Major, qui venait à tour de rôle me harceler à l’arrière. Quand nous sommes enfin partis, il était plus de 16h, et j’ai pu enfin aller manger un sandwich. La pause n'a pas duré longtemps, car à peine le bateau avait-il mis le nez hors du port de l’Ile Longue, que les essais de vitesse ont commencé, et j’avais bien sûr des tas de relevés à faire. Le temps commençait à se gâter quand nous sommes sortis de la rade.

    La journée qui a suivi a été plus calme, et j’ai pu récupérer en dormant entre chaque quart.

    Puis est venue cette horrible nuit de dimanche à lundi.

    J’étais de quart de minuit à 4 heures. Jusqu’à minuit, il y a eu des essais en plongée ; de minuit à deux heures j’étais à mon poste de quart, la routine sans histoire.

    Pour débarquer l’amiral et un civil encore à bord, il était prévu de faire surface et d’aller vers Lorient pour les hélitreuiller près de la côte. Au périscope, la mer s’est révélée très grosse, le temps détestable. Malgré tout, l’option de débarquer l’amiral comme prévu a été maintenue, et nous avons donc chassé aux ballasts vers 2h30.

    Nous sommes restés en surface de 2h30 jusqu’à 6h30, avant de replonger pour retrouver des conditions plus clémentes. En effet, pendant ces quatre heures, le navire a roulé bord sur bord, prenant des gîtes de 40°, a tangué comme jamais, au point que, en surface, périscope hissé, celui-ci était malgré tout régulièrement submergé par des paquets de mer, ce qui laisse penser que la mer était de force 6 à 7 et les creux de 8 mètres au moins. A l’intérieur, cela a été immédiatement le cauchemar : poubelles répandues partout, tiroirs laissant échapper leur contenu, matériel mal arrimé volant de tous côtés, huile se déversant des carters de machines, livres, papiers, cartes répandus et chiffonnés, piétinés sur le sol… Au Poste Central Navigation Opérations (PCNO) et dans les coursives de l’équipage régnait une odeur pestilentielle venant du débordement des poulaines des Auxiliaires III. Sans oublier que la plupart des gens ont été malades, vomissant où ils pouvaient, par terre, dans les poubelles coincées entre leur siège et le pupitre de quart, dans des chiffons…

    A l’avant, lorsqu’on a ouvert le panneau supérieur de la passerelle, une trombe d’eau s’est déversée dans le massif, bousculant l’officier et le personnel montant prendre le quart. Il a fallu refermer aussitôt et continuer la navigation depuis le PCNO, au périscope. L’eau embarquée a noyé le carré et presque toutes les chambres d’officiers, et s’est même introduite jusqu’au Central. Des objets flottaient dans les coursives transformées en ruisseaux.

    Au pont 1, dans les quartiers de l’équipage, une bonbonne d’ammoniaque servant au nettoyage des accumulateurs de la batterie principale s’est renversée. L’air est devenu nauséabond, mais le personnel a capelé les masques à air respirable pour éponger le liquide et éviter la diffusion du gaz dans le bord.

    A l’arrière, au Poste Central Propulsion, j’ai eu un moment de panique, car avec le roulis, un grand nombre de sécurités ont déclenché, les klaxons « niveau échangeur bas » succédant aux klaxons « niveau échangeur haut » en fonction de l’angle de roulis, et les autres alarmes hurlant, couinant ou beuglant sans aucun intérêt pour la sûreté réelle des installations, au point que j’ai rapidement donné l’ordre de les inhiber. De plus, j’ai moi-même été malade, comme presque tout le monde. A un moment, sur un coup de roulis plus fort que les autres, on s’est demandé si le navire n’allait pas faire le tour, tellement il est resté à l’inclinaison maximale un temps qui nous a paru terriblement long, avant de repartir enfin dans l’autre sens…

    Bien évidemment, personne n’a été hélitreuillé, mais il a fallu attendre en surface le temps nécessaire pour regonfler les bouteilles de chasse haute pression. Lorsqu’on a enfin replongé, tout le monde a poussé un soupir de soulagement. Et chacun a regagné son poste ou sa couchette, après avoir nettoyé le plus gros des dégâts.

    Maintenant, tout va mieux, on répare la casse tant bien que mal, et on fait route vers Brest pour débarquer enfin notre amiral, mais aussi pour remettre le matériel en état et soigner quelques personnes blessées par des chutes d’objets, en particulier un second-maître ayant reçu un étau sur le pied en tranche D. Nous serons à l’Ile Longue mardi midi, mais je ne pense pas que nous aurons l’autorisation de descendre à terre.

     


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