• Aux urgences

    C'était un dimanche, ma fille était venue me voir en amenant son ridicule roquet. Mon majestueux griffon les a accueillis en aboyant. Les deux chiens ne se connaissaient pas. Le gros est normalement placide, mais la tension est montée assez vite, car le petit le provoquait, lui tournant autour en grognant et lui montrant les dents. Au moment où j'allais intervenir pour prévenir la bagarre, la guerre a éclaté. Le gros s'est précipité sur le petit, l'a attrapé par la peau du cou et s'est mis à le secouer dans tous les sens. J'ai eu peur pour lui et sans réfléchir j'ai voulu les séparer en les attrapant par le collier. J'aurais mieux fait de les laisser se débrouiller. Le petit, paniqué, a mordu tout ce qu'il pouvait sans savoir ce que c'était, et c'était ma main. J'ai entendu un petit bruit parmi les hurlements des chiens, c'était le bout de mon majeur droit qui venait de faire sécession. Un morceau de chair sanguinolente est tombé sur le tapis, couronné par l'extrémité de l'ongle. J'ai fait : Ouille ouille ouille, me suis précipité à la cuisine mettre mon doigt sous l'eau, puis l'envelopper dans un morceau de sopalin pour arrêter le sang qui coulait à flots. Les chiens avaient l'air penaud, mais à part ça mon problème ne semblait pas les intéresser beaucoup, ils se surveillaient du coin de l'oeil après s'être séparés. Ma fille est accourue, a mis le morceau de doigt dans un récipient en plastique avec des glaçons et m'a emmené aux urgences de l'hôpital.

    Il y avait deux personnes devant moi en train de se faire enregistrer. L'infirmière de l'accueil a jeté un coup d'oeil indifférent à ma main ensanglantée, et n'a pas jugé bon de s'occuper de moi de suite, malgré les grimaces que je faisais - sans doute un peu exagérées, mais on n'a rien sans rien... Quand elle eut rempli les papiers nécessaires, elle m'a quand même donné un doliprane pour calmer ma douleur et m'a dit d'aller m'asseoir, on allait s'occuper de moi bientôt.

    Et là, l'attente a commencé. Il y avait six personnes qui attendaient comme moi qu'on s'occupe d'elles « bientôt ». J'ai attendu deux heures. Ma fille assise à côté de moi me demandait périodiquement comment ça allait. Je lui répondais « Bof » de manière monosyllabique. Lassée, elle a bientôt saisi une revue du siècle dernier qui traînait par là, et s'est plongée dans les dernières actualités des stars et des grands de ce monde. Quant à moi, je tenais toujours ma main droite serrée dans ma main gauche, la boîte en plastique sur mes genoux, et je n'avais rien d'autre à faire que regarder ce qui se passait dans la salle d'attente et dans la boîte.

    Devant moi, une mère avec foulard et robe longue noire était encadrée par deux jeunes filles de douze à treize ans, sans doute ses enfants. Mouchoirs en papier à la main, toutes trois éternuaient périodiquement, nez rouge déversant des contenus peu ragoûtants, yeux larmoyants. Le père de famille, sombre et barbu, faisait les cent pas derrière elles, l'air peu amène. Je diagnostiquai illico un gros rhume, me demandant ce qu'elles venaient faire aux urgences, on sait bien que pour le nez qui coule le seul remède est d'attendre que ça passe. Alors que moi, tout de même c'était grave et je me dis qu'on allait sûrement me faire passer avant elles. Mais je me méfiais du barbu, sûr qu'il allait faire des histoires.

    A côté d'eux, un homme âgé sur une chaise roulante, apparemment en pyjama, le pantalon relevé laissant apparaître un mollet rouge et enflé. Visiblement, il avait mal, mais une espèce de sourire flottait sur son visage. Je m'interrogeais : était-ce un rictus de douleur, ou bien souriait-il vraiment ? C'était quoi ce mollet ? Une phlébite ? Quelles pensées pouvaient bien occuper son esprit ? Question me conduisant de toute façon à la même interrogation utile : méritait-il de passer avant moi, ou pas ? Non, d'ailleurs personne ne devait passer avant moi, ne serait-ce qu'en raison de mon résidu de doigt qui flottait maintenant dans la boîte, les glaçons ayant fondu, et devait avoir commencé sa décomposition. Il fallait aller vite pour me recoller tout ça...

    A ma droite se trouvaient les deux personnes arrivées juste avant moi, un jeune homme et une jeune fille. Ils avaient l'air angoissés, mais ne présentaient aucune marque visible de détérioration quelconque. Bah, me dis-je, ils sont jeunes, ce doit être psychologique, elle est enceinte, ou quelque chose comme ça, c'est pas pressé, ils vont s'en remettre, mais franchement, à côté de mon cas, ça peut attendre, pas besoin là non plus d'aller aux urgences un dimanche après-midi !

    Environ une demi-heure après mon arrivée, comme je commençais à sommeiller, un médecin apparut, une fiche à la main. Avant qu'il n'appelle qui que ce soit, je me levai vivement pour exhiber mon doigt sanglant et plaider ma cause. Je fus trop rapide, la boîte tomba à terre, l'eau et le moignon se répandant sur mes pieds. Je me mis à jurer, mais je ne pouvais rien faire pour ramasser quoi que ce soit. Le médecin se pencha, regarda mon bout de doigt et sourit : « Pas la peine de vous en faire, on ne pourra pas recoudre un lambeau si petit, surtout après qu'il ait séjourné dans l'eau. Il fallait le garder au frais, mais enveloppé dans un plastique étanche, et surtout pas en contact avec un liquide. Prenez encore un doliprane, je m'occuperai de vous plus tard, on recoudra ça tranquillement ». Puis il partit en discutant avec la phlébite sur son fauteuil roulant sans plus me prêter attention, sous le regard assassin du père de famille, de ma fille et de moi aussi bien sûr.

    Tout le monde me passa devant. La douleur s'était estompée, je m'ennuyais et j'étais de méchante humeur. Mon doigt fut recousu et a retrouvé depuis un aspect presque normal, juste un peu plus court. J'ai engueulé les chiens en rentrant, mais pas longtemps car j'ai bien vu qu'ils me regardaient avec l'air bête de ceux qui ne comprennent pas pourquoi on leur en veut. Pendant mon absence, ils étaient devenus copains comme cochons, et moi le héros involontaire de l'entente canine.

     


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