• A l'aube des ténèbres (3)

    Sur la colline située à quelques centaines de mètres, un homme était allongé sur un rocher en saillie et observait la maison d'Alice avec des jumelles. Il était d'âge moyen, plutôt petit, barbu, les cheveux roux attachés en catogan. Ses vêtements, d'aspect militaire, semblaient solides, mais usagés. Son visage présentait une blessure profonde à la pommette droite, assez ancienne mais pas encore cicatrisée. Un fusil d'assaut était posé à côté de lui, et, à deux pas, un cheval attaché à un arbuste broutait l'herbe rase, invisible de la maison et de la route qui y menait. Près de lui, un morceau de pain entamé et une gourde attestaient un repas frugal et récent et une présence déjà longue en ce lieu.

    Il vit donc Alice partir vers le champ avec sa vache, puis les garçons monter sur le plateau et commencer à piocher la terre dure. De temps à autre, son attention se portait sur la route et sur le virage qui, au-delà, conduisait à la vallée. Lorsque les trois cavaliers apparurent, avançant au petit trot, il se mit à jurer à voix basse, l'air atterré, son visage se décomposant pendant qu'il les examinait attentivement. Alors qu'il avait auparavant l'air sûr de lui, il paraissait maintenant indécis et hésitant.

    Il les vit mettre pied à terre et deux d'entre eux entrer dans la maison, puis ses mains se mirent à trembler quand le troisième homme intercepta Alice. Il prit son fusil, visa, mais ne tira pas : il était trop loin pour être sûr d'atteindre sa cible. Lorsqu'il vit les deux garçons descendre discrètement la pente et se rapprocher de la maison, il se leva d'un bond en murmurant : «Non ! Pas eux aussi ! » et se mit à courir dans leur direction. Mais il était trop loin pour qu'ils l'entendent s'il les appelait, et il n'avait aucune chance d'arriver avant eux. Comme dans un cauchemar, il entendit Alice crier, la porte s'ouvrir et claquer, un coup de feu retentir. Il redoubla de vitesse, livide, s'attendant à tout moment à d'autres détonations, mais rien ne se produisit.

    Lorsqu'il arriva enfin sur le seuil, essoufflé, les yeux fous, le fusil à la hanche, il surprit Alice et les enfants en train de ligoter les trois individus inconscients. Ils se levèrent d'un bond, empoignant leur gourdin, et il dut reculer pour ne pas être à son tour assommé. Il leva les bras, le canon du fusil pointant vers le ciel. Ils prirent alors le temps de se dévisager.

    Alice fut la première à réagir : «Matthew ! » cria t-elle, jetant son arme et se précipitant vers lui. «Matthew, c'est bien toi ? ». Puis les garçons s'approchèrent aussi, riant, criant, se mettant à parler en anglais : « Papa, papa, c'est toi ? ». Matthew jeta son fusil à terre, un sourire éclairant son visage, des larmes au bord des yeux, les prenant tour à tour dans ses bras. « J'ai eu tellement peur pour vous, mais maintenant tout va bien, tout va bien ! Ils ne vous ont pas fait de mal, au moins ?»

    Tous les regards se portèrent sur les trois hommes à terre, toujours sans connaissance. Alice demanda : « Qui sont ces gens ? Pourquoi se conduisent-ils comme ça ? » Matthew répondit : « C'est une longue histoire, que je vous raconterai en détail plus tard, car les temps ont bien changé. Vous ne savez pas de quoi les hommes sont capables aujourd'hui, et ceux-là en particulier. »

    Il les observa et reprit :

    « Ces deux là sont des collègues de l'armée, que j'ai connus à Fos, mais celui-là je ne sais pas qui c'est, il a dû se joindre à eux récemment. Je les attendais depuis hier soir, et je les aurais descendus avant qu'ils n'arrivent à la maison, mais à trois je n'avais aucune chance. Les dieux ont été avec nous, heureusement que les garçons ont eu de l'initiative, j'ai eu tellement peur en les voyant se précipiter avec autant de détermination... »

    Alice le regarda avec étonnement :

    « Les descendre ? Toi, Matthew, qui n'a jamais pu tuer un lapin ?  Je ne comprends pas... Qu'ont-ils fait ? »

    John soupira.

    «Tu as bien vu ce qu'ils allaient te faire. Ici, la vie est dure, mais au moins vous êtes en paix avec vos voisins. Vous ne savez pas ce qui se passe dans la plaine et presque partout ailleurs. C'est l'anarchie, et la loi du plus fort est devenue la règle. Ces gens là, j'ai eu le malheur de leur parler trop souvent de vous, de la maison, de la tranquillité de la région et de ses ressources, de la route pour y aller, et de ta beauté aussi, Alice...Eux, la loi du plus fort, ils s'y sont mis tout de suite, dès qu'ils ont eu des armes et des munitions, et un soir ils m'ont dit que mon petit paradis était bien alléchant et qu'ils avaient envie d'aller y passer quelques vacances avec moi, à condition de ...tout partager, si tu vois ce que je veux dire. Je ne voulais pas. Ils m'ont attaqué et frappé à coups de crosse au visage, me laissant pour mort, et sont partis. Je les ai suivis, dès que j'ai pu, tant bien que mal. Tu ne peux pas savoir les dégâts qu'ils ont fait sur leur passage. »

    Il considéra à nouveau les trois hommes, puis Alice et ses garçons, et ajouta :

    « Ces gens là, on ne peut plus leur faire confiance. Si on les libère, ils reviendront, demain, ou dans un mois ou dans un an. Ils sont devenus des prédateurs. Jamais ils ne prendront une pioche pour cultiver la terre. Ils n'auront de cesse que de trouver des armes et de faire travailler les autres sous la menace. Nous aurons toujours cette épée de Damoclès au-dessus de nous, et nos voisins aussi. Même si c'est difficile et inhumain, il n'y a qu'une solution : les détruire, comme la vermine qu'ils sont devenus. »

    Horrifiés, sa femme et ses enfants le regardaient, muets.

    Jusqu'à midi, il leur raconta en détail ce qui s'était passé depuis un an qu'il les avait quittés, tentant de les convaincre. Il leur décrivit les ravages de la guerre, puis, après la défaite, les pillages des bandes de soldats dépenaillés et les forfaits auxquels ces hommes s'étaient livrés, gratuitement le plus souvent.

    Puis il alla chercher son cheval, et transporta l'un après l'autre les trois hommes sur la colline. Personne ne l'aida, mais personne ne s'opposa non plus. Après le dernier voyage, Alice et les enfants massés sur le pas de la porte entendirent trois coups de feu. John redescendit, le visage tiré, traînant péniblement son cheval derrière lui. Il s'arrêta devant eux, les regarda successivement, puis alla s'asseoir, la tête dans les mains.

    Alice, épouvantée, le contemplait, anéantie, vide de sentiments. Comment allaient-ils pouvoir vivre ensemble désormais ?

    Les ténèbres avaient commencé à recouvrir le monde, même ici.


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