• Tu n'es pas grand-père. Il y a quelque temps, temps qui s'éloigne de plus en plus, tu aurais dit : « Je ne suis pas encore grand-père », mais maintenant tu peux ôter le encore car il est certain que tu ne le seras jamais, ou que tu seras trop âgé pour en profiter pleinement. Bien sûr, tu bénéficies ainsi de quelques avantages, tu n'es pas sollicité en permanence par tes enfants pour garder leurs petits quand ils partent en vacances, et par conséquent tu es maître de ton emploi du temps. Mais ce bénéfice est bien dérisoire, car cela veut dire que personne n'a besoin de toi, et que ton temps, que tu revendiques libre, n'a plus d'utilité. A quoi, à qui sers-tu, te demandes tu parfois. Et lorsque tes amis, tous ou presque, deviennent intarissables lorsqu'ils se mettent à parler de leurs petits enfants, voire arrière petits enfants, cela t'agace prodigieusement. Certes, tu restes aimable, mais tu ne questionnes pas, tu réponds par monosyllabes ou par grognements indistincts. Il y en a même qui te reprochent de ne jamais t'intéresser à leur progéniture, alors qu'ils devraient se rendre compte qu'il y a, lorsqu'on entre dans le troisième âge, d'autres sujets de conversation que l'attendrissement béat devant les mots et les actes des bons petits, surtout quand ce ne sont pas les siens...

    En fait, tu es jaloux ! Tu ne veux pas le reconnaître, ou tu ne le sais pas, ou tu te le caches, mais c'est bien ça ! Tu es jaloux d'un bonheur que tu ne connaîtras pas, que tu peux néanmoins deviner, car après tout tu l'as connu avec tes propres enfants. Mais ce n'est pas pareil. Tu sens bien que c'est différent, il y a plus d'éloignement, ce sont d'abord les parents qui comptent, pas les aïeux, même si cela permet au grand-père d'être le confident, celui qu'on écoute, celui qui comprend, alors que les parents, si proches, sont toujours quelque part des empêcheurs de tourner en rond, des prescripteurs, des moralisateurs, bien gênants même si on les aime.

    Quand cela te remue un peu trop, tu essaies « d'élever le débat », en changeant de perspective, en ôtant, autant que faire se peut, les éléments affectifs qui encombrent tes pensées. Tu te demandes par exemple pourquoi les êtres humains, qui se glorifient en permanence de leur intelligence qui les distingue de leurs confrères mammifères, n'arrivent pas à résoudre le problème démographique, qui menace de transformer à moyen terme la Terre en fourmilière invivable. Ou encore pourquoi ce qui motive et justifie l'envie de vivre, c'est toujours l'instinct reproducteur, la filiation, la pérennité de l'espèce, bien avant toute autre raison.

    Cependant, ce que je viens de dire, tu n'y penses pas en permanence, heureusement ! D'ailleurs, cela ne se voit pas dans ton comportement habituel. Lorsque tu écoutes et regardes jouer les petits garçons et les petites filles de 6 ou 7 ans, même si ce ne sont pas les tiens, un grand élan d'amour t'envahit, et ce que j'ai appelé la jalousie se transforme toujours en un grand élan de tendresse, juste un peu mélancolique, le regret de ce qui aurait pu être...

     


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  • Vendredi soir. En cette journée grise et pluvieuse de fin d'automne, les trois amis se retrouvent chez Jean, près d'un feu de bois crépitant joyeusement dans l'âtre, après une semaine de travail intense. Installés confortablement, le verre à la main, ils commencent par se détendre un moment dans la pénombre, dans un silence à peine brisé par les craquements des bûches.

    Jean, qui regarde les flammes virevolter, boit une gorgée de son whisky et dit :

    • Cela me rappelle un souvenir lointain. Quand j'arrivais en vacances chez ma mère pour Noël, elle avait installé un petit arbre juste pour nous deux, et, à peine mes bagages déposés, nous nous mettions dans la cuisine, la seule pièce de la maison chauffée par une vieille cuisinière à bois. Le feu ronflait à l'intérieur, on n'entendait que cela, nous ne parlions pas beaucoup, mais nous étions bien. Détendu, je lui racontais des anecdotes de ma vie d'interne, je feuilletais le journal local, bien enfoncé dans les coussins du fauteuil en osier de mon défunt père. Elle s'activait pour préparer le repas du soir, et de temps à autres, elle ouvrait la trappe ronde sur la cuisinière, enlevait les anneaux, glissait une petite bûche, refermait le tout. C'est le seul moment où on pouvait voir les flammes, et le tirage accru provoquait un ronflement rageur mais passager. J'imaginais un petit monstre tapi dans une prison métallique, qui ne songeait qu'à s'enfuir, et qu'on nourrissait pour le calmer.A côté de la cuisine, il y avait la salle de bains, dotée d'un chauffe eau en cuivre rutilant. Quand je voulais prendre un bain, c'était toute une affaire, car là aussi c'est le bois qui apportait la chaleur nécessaire. Mettre du papier, du petit bois, allumer, et à l'instant propice, ajouter une bûche, puis d'autres à intervalles réguliers, vérifier la température de l'eau, et faire couler le bain au bon moment. C'est une opération qu'on n'improvisait pas ! ajouta t-il en riant, on ne le faisait qu'une fois par semaine, le samedi soir.

    .

    Marcel, après avoir bien écouté, prend à son tour la parole.

    • Je vois que toi tu n'as que de bons souvenirs du feu. Ce n'est pas mon cas, et je voudrais raconter à mon tour une histoire qui m'est arrivée il y a une trentaine d'années. Là, pas de bois qui nous chauffe de façon sympathique, pas de flammes qui nous hypnotisent ou nous fascinent comme ce soir, qui nous font rêver ou évoquer la nostalgie du temps passé.Je roulais dans ma vieille 2CV, lorsque j'ai vu de la fumée sortir par l'avant. Evidemment je me suis arrêté tout de suite sur le bas côté et je suis sorti après avoir coupé le moteur. J'ai eu de la chance, au moment où j'allais ouvrir le capot, des flammes en ont jailli. Je n'ai pas eu le temps d'aller chercher dans le coffre l'extincteur qui devait s'y trouver, j'ai reculé aussi loin que possible, en criant aux automobilistes curieux qui ralentissaient de s'éloigner au plus vite. Deux secondes plus tard, une explosion sourde a retenti, transformant l'avant en brasier, puis toute la voiture, projetant à quelques mètre des débris incandescents. J'ai reçu sur la jambe un morceau de tôle brûlante qui m'a occasionné une profonde blessure qu'on peut encore voir aujourd'hui. Des gens sont venus me mettre à l'abri, et m'ont soigné pendant que je regardais ma voiture se consumer.Tu vois, dit-il en se tournant vers Jean, ma vieille bagnole n'a pas pu contenir le « monstre tapi » à l'intérieur, il s'est échappé et s'en est donné à cœur joie.

    ....

    Tous hochèrent la tête en souriant. Puis Alain prend à son tour la parole.

    • Puisqu'on en est à raconter des histoires sur le feu au lieu de jouir tranquillement d'un apéro bien gagné, en voici une que je trouve effrayante. Elle ne m'est pas arrivée, ni à personne je pense -enfin je l'espère- elle est décrite dans une nouvelle de Jack London, tragique, pleine de suspense, magnifiquement racontée. Cela s'appelle « Construire un feu ». Voici en quelques mots de quoi il s'agit, je ne me souviens que de ses grandes lignes.Au Canada, en hiver, par moins quarante degrés, un homme marche dans la neige avec son chien. Il s'arrête pour camper, et allume un feu. Pour cela, il utilise presque toutes ses allumettes et son étoupe. Mais un paquet de neige tombe de l'arbre sous lequel il se trouve et éteint ce feu. Il doit en allumer un autre, vite, sous peine de mourir de froid. Il cherche autour de lui des brindilles, marche sur un trou glacé, ses pieds s'enfoncent dans l'eau et commencent à geler. Il n'a plus que deux allumettes, plus d'étoupe, des brindilles mouillées, il ne sent plus ses pieds ni ses mains. La première allumette ne brûle pas assez longtemps pour que le feu prenne. Il regarde la dernière en priant pour qu'elle le sauve. De la fumée s'élève, puis au bout de quelques secondes disparaît. L'homme sait alors qu'il va mourir. Le feu salvateur, ici, n'est pas sorti de la prison de l'allumette, il s'est vengé en s'endormant au lieu de manifester une rage bienfaisante.



    Les trois amis restèrent quelques minutes silencieux, réfléchissant à ce que les autres venaient de dire, tout en regardant, fascinés, danser les flammes dans la cheminée. Puis ils vidèrent leurs verres et se resservirent une rasade de whisky qui réchauffa leurs vieux os de l'intérieur, mieux que les braises qui se consumaient...



     


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    1. Ouvrir au hasard un recueil de poèmes : « Sagesse » de Verlaine, poème page 143
    2. En lire un, refermer, noter de mémoire quelques mots : cor long paysage monotone automne lent
    3. Ecrire d'un poème contenant ces mots. Contraintes supplémentaires : faire des rimes avec ces mots, écrire le poème en alexandrins

     

    Un dimanche en forêt

    Comme je me promenais dans la forêt drouaise

    À pas lents, silencieux, les souliers dans la glaise,

    J'entendis dans les bois comme le son d'un cor

    Qui sonnait tristement dans le sombre décor.

     

    C'est l'hallali me dis-je, c'est la fin, c'est la mort

    Promise par les chiens à un pauvre dix cors.

    Vers le funèbre écho je courus tout brûlant

    D'une colère vraie, mais toujours vigilant.

     

    Que vis-je en arrivant ! Autour d'un feu de braise,

    des enfants babillant, les parents sur des chaises

    Point de cerf, point de chiens, juste un vieux gramophone

    Déversant alentour des accents monotones !

     

    Des saucisses grillaient, presque carbonisées,

    Surveillées de très près par des vieux épuisés.

    D'autres aux boules jouaient, attendant l'apéro,

    Regardant dans les airs passer un hélico.

     

    Rassuré je m'en fus, m'éloignant de la zone

    Préférant nettement en ce ciel gris d'automne

    La paisible prairie et son vert paysage,

    À la trompe de chasse sonnant dans le feuillage.

     

    On n'entendait plus rien dans la vallée des cailles

    Sinon le cliquetis des pieds sur la rocaille.

    Pourtant je regrettais le festin succulent

    Dont le vent qui soufflait m'apportait les relents.

     

    Relire le poème initial

    Le son du cor s'afflige vers les bois

    D'une douleur on veut croire orpheline

    Qui vient mourir au bas de la colline

    Parmi la bise errant en courts abois.

     

    L'âme du loup pleure dans cette voix

    Qui monte avec le soleil qui décline

    D'une agonie on veut croire câline

    Et qui ravit et qui navre à la fois

     

    Pour faire mieux cette plaine assoupie

    La neige tombe à longs traits de charpie

    A travers le couchant sanguinolent

     

    Et l'air a l'air d'être un soupir d'automne

    Tant il fait doux par ce soir monotone

    Où se dorlote un paysage lent.

     

    Analyse

    Verlaine écrit un poème un peu mélancolique, décrit un paysage assez triste, venteux, entre l'automne et l'hiver. Il n'y a pas de personnages dans ce tableau, même pas d'être vivant, mais on devine que la saison de la chasse a commencé.

    Jean-Jacques commence aussi sur un ton un peu sombre, mais cela dérive vite vers des choses terre à terre qui « désenchantent » le texte. Il y a beaucoup de personnages, lui d'abord, mais aussi plusieurs autres, qui se croisent sans se voir. Finalement, quand on a faim, on oublie la lutte écologique contre la chasse à courre pour ne plus penser qu'à son estomac remué par les bonnes odeurs de victuailles...

     


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  • Dix ans auparavant, Bernard, le fils d'Adrien et d'Alicia, avait été victime d'un grave accident de moto. Il avait dérapé en s'engageant trop vite sur une bretelle d'accès à l'autoroute, avait percuté la barrière de sécurité centrale, avait eu une jambe brisée et la rate éclatée. Par chance le casque avait bien joué son rôle, préservant sa tête de toute atteinte irréversible. Adeline, sa compagne depuis sept ans, était accourue à son chevet ; elle venait le voir tous les jours à l'issue de son travail, aussi longtemps qu'avait duré son hospitalisation. Ils n'habitaient pas ensemble, chacun ayant gardé sa liberté et son appartement. Cela semblait leur convenir, mais depuis quelque mois ils semblaient s'acheminer doucement vers une vie commune.

    Après trois semaines de soins, Bernard était sorti de l'hôpital et Adrien avait proposé à son fils de venir s'installer chez lui pour la durée de sa convalescence. Bernard avait un peu hésité, mais Adeline ne pouvant s'occuper de lui dans la journée, il avait fini par accepter. A trente ans, il avait passé ainsi deux mois chez ses parents, s'ennuyant ferme, surfant sur Internet, téléphonant à ses amis, gribouillant dans ses carnets, et devenant acariâtre en réponse à la trop grande sollicitude de sa mère. Adeline venait le voir chaque semaine, mais sur la fin elle ne donna plus signe de vie. Elle ne vint pas non plus le chercher quand il fut rétabli, ce qui surprit Adrien et Alicia, et Bernard dut laisser dans la cave de ses parents une valise pleine de vieux vêtements, de livres et de papiers divers, disant qu'il viendrait la récupérer un jour prochain.

    Quelques semaines plus tard, Bernard et Adeline se séparèrent. Devant l'incompréhension de ses parents et leur désappointement, Bernard précisa qu'ils se quittaient d'un commun accord : leur passion du début s'était transformée en habitudes, et plutôt que de se forcer à vivre par convenance un amour presque éteint, ils avaient décidé de se quitter tout en restant bons amis. Bernard était dubitatif, mais il ne fit pas de commentaires, contrairement à Alicia qui assaillit son fils de questions indiscrètes auxquelles il ne répondit pas, se contentant de la rassurer en lui affirmant, avec un sourire énigmatique, qu'il « se sentait bien dans sa peau ».

    Peu de temps après cette rupture, Adeline se maria avec un proche ami de Bernard, s'attirant les foudres d'Adrien et surtout d'Alicia. Ils pensaient qu'elle avait profité de manière éhontée de l'indisponibilité de Bernard pour se précipiter dans les bras d'un autre, et qui plus est d'un ami de longue date. Bernard resta célibataire, sans s'attacher, du moins c'est ce que ses parents supposaient car il n'avait jamais été prolixe envers eux pour ce qui concernait sa vie privée. Il venait les voir de temps en temps, et ne semblait pas malheureux, mais ne répondait pas à leurs questions ni à leur souhait de ne pas attendre les calendes grecques pour être grands-parents...

    - 0 -

    Ce jour-là, Adrien rangeait son garage où s'accumulait chaque année un peu plus de choses. Sur une haute étagère, dissimulée sous une bâche, il redécouvrit la valise de son fils, que celui-ci n'était pas venu reprendre. Il l'ouvrit sans précautions, et plusieurs livres tombèrent à terre. En les remettant en place, une feuille pliée en deux s'échappa, couverte de l'écriture de Bernard qu'il reconnut facilement. C'était une lettre adressée à Adeline, et après tout ce temps, Adrien estima qu'il n'y avait pas de mal à y jeter un coup d'oeil.

    Il lut donc cette lettre, qui apparemment n'avait jamais été envoyée. C'était un brouillon, des mots étaient barrés ; cela ressemblait plus à un argumentaire, une justification pour une lettre à écrire, ou une conversation explicative à venir. Adrien en resta pantois, au point qu'il dut s'asseoir sur une des marches de l'escabeau du sous-sol.

    Chère Adeline,

    Tu es toujours chère à mon cœur, sois-en certaine, malgré le mal que je t'ai fait. Ainsi, tu as découvert mes écarts de conduite turpitudes pendant que j'étais à l'hôpital. Tu as dû fouiller dans mes affaires, ce n'est pas bien. Mais je ne t'en veux pas, cela a le mérite de mettre les choses au clair au lieu de laisser traîner une situation qui, je le vois maintenant, ne pouvait pas se prolonger très longtemps encore.

    Oui, je t'ai trompée, et pas qu'une fois, dès le début de notre relation. Pourtant, c'est toi que j'aimais, que j'aime encore, et c'est la vérité bien que je me rende compte de ce que cette affirmation déclaration a d'incompréhensible et de déplacé d'insoutenable. Cela n'était ne me paraissait pas important pour moi, et ensuite j'ai considéré avec l'habitude que c'était presque normal. Oui, je suis aussi allé voir sur des sites de rencontre, des filles qui ne te valaient pas rien, alors même que sur le plan sexuel de la chair amoureux nous nous entendions parfaitement. Ce doit être le côté sombre de ma personnalité, que j'ai toujours caché à tout le monde, je suis très bon pour ça.

    Si tu veux qu'on s'en explique de vive voix, je suis prêt à le faire, même si cela me sera difficile pour moi, car ce sont des choses que je n'ai jamais dites à personne. Je n'ai cependant aucune envie que cela se termine par ressemble à une séance de psychothérapie, ou à un réquisitoire.

    Mes parents ne sont pas au courant, aussi, si tu as encore un peu d'amitié pour moi et de considération pour eux, je voudrais que tu ne leur dises rien, ils en souffriraient trop. Je leur ai dit, sans épiloguer, qu'on restait bons amis. Et j'espère de tout cœur que ce souhait se transforme en vérité devienne réalité si tu arrives à ne pas me haïr.

    Tu me dis avoir trouvé ce que tu appelles du « réconfort » auprès de mon ami Thierry. Je n'ai évidemment pas le droit de protester, mais cela ressemble fort à une vengeance. J'espère que ce n'est pas le cas, même si objectivement tu as tout à gagner avec lui. C'est un homme bien, pas comme moi, mais faire ça à un copain ça a du mal à passer et je souffre de t'avoir perdue..

     

    Cette ébauche de lettre s'arrêtait là. Adrien était abasourdi, tétanisé par la surprise. Il savait son fils secret, mais de là à avoir aussi longtemps berné sa famille et sa compagne sans que personne ne se doute de rien, cela lui causait un immense chagrin. En même temps, il sentait monter en lui une grande colère. Il se résolut à lui parler, car il ne pouvait à son tour ajouter l'hypocrisie à la dissimulation. Mais il attendrait un peu, afin de pouvoir juguler sa révolte et essayer malgré tout de comprendre un tant soit peu ce qui s'était passé.

    Après quelques minutes, un sentiment d'échec monta en lui, d'échec et de culpabilité. Il avait sûrement échoué dans l'éducation de son fils, il n'avait pas su lui inculquer les notions de base qui, selon lui, fondent l'existence : trop insisté peut-être sur la liberté, et pas assez sur la responsabilité. Avec tristesse, il constatait une fois de plus, mais cette fois d'une manière qui le touchait personnellement, que les valeurs auxquelles il croyait et qu'il pensait intangibles et universelles, évoluaient dans un sens qu'il ne comprenait plus. Avec une ironie amère, il dut admettre que certains secrets doivent rester cachés, et que la transparence n'est pas toujours une qualité nécessaire pour une vie heureuse. Après quelques minutes, il sortit son briquet et brûla la lettre. Il ne dirait rien à sa femme, elle ne le supporterait pas.

     


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  • Le hasard et la vie

    Quand j'avais dix ans, j'ai passé un concours pour entrer dans une école militaire prestigieuse. Mon père, ancien gendarme, y tenait beaucoup, moi pas plus que cela. L'ai-je fait exprès ou est-ce par étourderie, toujours est-il que j'ai raté l'épreuve de maths, alors qu'en classe je caracolais en tête : j'ai mis 12 heures dans une journée, et 24 mois dans l'année. Je n'ai pas été reçu. Bien que ce soit très ancien, je me souviens bien encore de la déception de mon père, de sa colère qui n'a pas faibli plusieurs jours durant, du problème qu'il a fait et refait je ne sais combien de fois avant d'accepter que j'aille ailleurs continuer mes études.

    Le hasard a fait que, sept ans plus tard, mon bac en poche, je me suis retrouvé dans cette même prestigieuse école, à préparer des concours non moins prestigieux. A la fin de la première année, la moitié de la classe seulement était autorisée à passer en seconde année. J'étais 23ème sur 45, donc soit j'étais le dernier admis, soit le premier recalé. Le professeur principal m'a convoqué, voulant juger de ma motivation. J'avais un rhume et de la fièvre ce jour là, et je n'ai pas compris immédiatement l'importance de l'enjeu, j'ai joué au garçon blasé. Mal m'en a pris car, bien sûr, j'ai été recalé, et ma vie a bifurqué ce jour-là. Mon père n'était plus là, il aurait sans doute été encore déçu, même si j'ai embrassé alors une carrière militaire qui n'était pas ce que j'aurais préféré, mais qui lui aurait fait plaisir...

    Quelque temps plus tard, j'ai rencontré celle qui devait devenir ma femme. Encore un hasard ! En effet, invité le même jour aux noces de deux amis, j'ai choisi d'aller au plus près de mon domicile, elle y était aussi. Je ne l'aurais jamais connue autrement, et mes enfants aujourd'hui n'auraient pas la même tête ni le même caractère. Peut-être même n'en aurais-je pas eu. Quoi qu'il en soit, j'aurais certainement vécu une vie totalement différente.

    Le hasard conduit nos vies. Nous ne décidons jamais rien, si ce n'est de choisir entre plusieurs événements apparaissant au hasard. Et parfois, dans les instants les plus cruciaux, ces choix qui n'en sont pas s'imposent à nous sans qu'on puisse rien y faire.



    Un autre monde

    Quand j'étais adolescent, et même encore pendant quelques années, j'étais fasciné par le fantastique, que ce soit en littérature ou au cinéma. Non pas celui qui parlait de monstres abominables, de créatures odieuses ou de fantômes malfaisants, mais celui que révélait le surréalisme, fait de petites touches, de récits décalés, de rapprochements subtils, qui donnaient une atmosphère très particulière aux histoires racontées. J'avais le sentiment qu'un monde différent se cachait derrière la réalité triviale, n'attendant qu'un petit coup de pouce pour se révéler au grand jour et s'y substituer. C'était le monde du rêve qui n'attendait que le moment propice pour envahir le réel.

    Je me souviens d'un passage de « L'éclipse » d'Antonioni, dans lequel un personnage erre dans une ville déserte un dimanche après-midi. Il règne un silence oppressant, mais parfois un souffle de vent fait bruire les arbres d'une avenue. On sent presque physiquement présence d'une anomalie, l'atmosphère devient étrange, quelque chose est là, sur le point de faire irruption, au bord du basculement, mais on ne sait pas quoi. Et puis la vie reprend son cours.

    C'est aussi l'atmosphère au goût de fin du monde qui envahit le paysage lorsqu'une éclipse de lune ou de soleil se produit : le silence se fait, l'air s'obscurcit, une sensation de froid vous envahit comme une peur diffuse, on se demande si tout ne va pas s'arrêter soudain, ou si quelque chose d'anormal ne va pas survenir.

    Aujourd'hui, quand je contemple la pleine lune au milieu de la nuit ou quand je me promène seul sur les chemins, si le silence est profond ou si une petite bourrasque fait bruire les arbres, instantanément me revient cette sensation ancienne au parfum inimitable, et je me demande alors si la réalité est aussi solide qu'on veut bien le dire.



    Religion

    Ma mère était très croyante. J'ai donc suivi le catéchisme. J'allais à la messe le dimanche. J'ai été baptisé, confirmé, j'ai fait ma communion. Je me confessais régulièrement. J'ai même été enfant de cœur. Le curé m'avait à la bonne car je savais lui réciter l'histoire sainte sans erreur. Il a même suggéré à mes parents de m'envoyer au séminaire pour devenir curé.

    J'aimais bien aller à la messe. Je ne pensais pas tellement à Dieu, mais dans cette église de village aux bancs de bois cirés qui sentaient bon, parmi les fumées de l'encens que je respirais quand le curé passait dans l'allée en déclamant « Asperges me... », quand retentissaient les chants grégoriens et les choeurs en latin soutenus par la grande voix de l'orgue, je me sentais transporté ailleurs.

    Plus tard, mon esprit critique a pris le dessus, au grand dam de ma mère. Je ne suis plus allé à la messe, sauf à Pâques, car elle me le demandait et je voulais lui faire plaisir. Je ne me suis pas affublé de la soutane voulue par le curé. Et je ne suis plus allé dans les églises que pour les visiter, les admirer et connaître leurs histoires. Mais chaque fois que j'entre dans l'une d'elles me saisit cette sensation d'un lieu où règne l'Esprit, où habite quelque chose qui nous dépasse.

     


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