• Ecrire un même récit au passé, puis au présent.

     

    Il sortit en titubant du hangar à bateau et se retrouva en plein soleil sur le ponton. Aveuglé, il porta la main à ses yeux pour se protéger à la fois des rayons de l'astre incandescent et de son reflet éblouissant sur l'eau calme. Peu à peu il s'habitua à cette lumière crue, et regarda autour de lui. Malgré le tumulte qui avait envahi son esprit, il avait en cet instant une conscience aiguë de ce qui l'entourait : l'air était doux, une très légère brise faisait naître des rides sur l'eau, les bouleaux près de la rive bruissaient doucement. Aucun autre son ne venait troubler la quiétude de ce lieu qui aurait pu être magique en d'autres circonstances. Personne sur l'étroite bande de sable où, parfois, des jeunes gens venaient se dorer, mais au loin une voile défilait sur l'horizon. Il se demanda avec inquiétude si du bateau quelqu'un pouvait le voir. La frayeur l'envahit d'un seul coup et il s'accroupit. Le paysage enchanteur prenait soudain l'allure d'un artefact malveillant, où chaque détail devenait une menace potentielle, où chaque objet n'était pas ce qu'il paraissait être. Cette lumière brutale n'était là que pour dénoncer sa présence, les arbres pour cacher des espions, le bruit du vent était celui de pas se rapprochant, les rides sur le lac étaient celles de tubas de plongeurs, les autres hangars situés à quelques centaines de mètres abritaient certainement des personnes qui le regardaient. En rampant, il se rapprocha du bord du ponton, se laissa glisser dans l'eau. Là, dans l'ombre fraîche qui sentait le poisson avarié, à l'abri, il tenta de reprendre ses esprits.

     

    Il sort en titubant du hangar à bateau et se retrouve en plein soleil sur le ponton. Aveuglé, il porte la main à ses yeux pour se protéger à la fois des rayons de l'astre incandescent et de son reflet éblouissant sur l'eau calme. Peu à peu il s'habitue à cette lumière crue, et regarde autour de lui. Malgré le tumulte qui envahit son esprit, il a en cet instant une conscience aiguë de ce qui l'entoure : l'air est doux, une très légère brise fait naître des rides sur l'eau, les bouleaux près de la rive bruissent doucement. Aucun autre son ne vient troubler la quiétude de ce lieu qui pourrait être magique en d'autres circonstances. Personne sur l'étroite bande de sable où, parfois, des jeunes gens viennent se dorer, mais au loin une voile défile sur l'horizon. Il se demande avec inquiétude si du bateau quelqu'un peut le voir. La frayeur l'envahit d'un seul coup et il s'accroupit. Le paysage enchanteur prend soudain l'allure d'un artefact malveillant, où chaque détail devient une menace potentielle, où chaque objet n'est pas ce qu'il paraît être. Cette lumière brutale n'est là que pour dénoncer sa présence, les arbres pour cacher des espions, le bruit du vent est celui de pas se rapprochant, les rides sur le lac sont celles de tubas de plongeurs, les autres hangars situés à quelques centaines de mètres abritent certainement des personnes qui le regardent. En rampant, il se rapproche du bord du ponton, se laisse glisser dans l'eau. Là, dans l'ombre fraîche qui sent le poisson avarié, à l'abri, il tente de reprendre ses esprits.

     

     


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  • Quand on est écrivain, il est des lectures qui vous influencent tellement que toute votre manière d'écrire peut en être bouleversée. Tahar Ben Jelloun l'explique très bien en parlant du Don Quichotte de Cervantès et de l'Ulysse de Joyce.

    Quand on n'est pas écrivain, il y a aussi des lectures qui peuvent changer votre manière de penser, de vous comporter ou de voir le monde. Ce ne sont pas forcément des chefs d'oeuvre incomparables comme celui de Cervantès, ce sont souvent des œuvres mineures, mais qui imprègnent profondément ceux qui les lisent lorsqu'ils sont jeunes.

    Pour autant que je puisse en juger aujourd'hui, les livres qui m'ont marqué quand je sortais de l'adolescence avaient trait au rêve, opposé à la réalité. J'étais persuadé que, derrière l'apparence des choses, se cachait un autre monde, mystérieux, onirique, différent, et qu'il suffisait d'ouvrir les yeux, de prêter l'oreille aux messages subtils qui en émanaient, pour le découvrir et essayer de l'explorer. C'était l'époque du « Matin des magiciens » et de la revue « Planète », où les auteurs, chantres du réalisme fantastique, expliquaient souvent de manière convaincante pour un jeune esprit réceptif, que la vraie vie était ailleurs, que le monde réel et celui du rêve s'interpénétraient parfois, qu'il suffisait d'avoir l'esprit ouvert pour distinguer ces lieux et ces moments où les frontières disparaissent. C'était l'époque où je tapissais les murs de ma chambre de sentences définitives telles que celles-ci : « La beauté calme et durable ne vient nous visiter qu'en rêve », ou encore « L'univers est une sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle-part »...

    Cela n'a pas duré très longtemps, je me suis vite aperçu que Bergier, et surtout Louis Pauwels, n'étaient que des charlatans dotés d'une bonne plume et d'une approche marketing performante. Néanmoins, grâce à eux, j'ai découvert des livres qui se suffisaient à eux-mêmes sans avoir besoin des explications péremptoires de nos deux experts. J'ai lu à ce moment là les surréalistes, ou plus exactement ceux qui gravitaient autour de ce courant plutôt que ceux conformes à la ligne d'André Breton, le « pape » du mouvement, ceux dont les œuvres touchaient plus à la poésie qu'à la recherche de significations cachées. Le plus important d'entre eux est incontestablement Julien Gracq, que j'ai lu et relu des dizaines de fois, sans pourtant jamais arriver d'une traite au bout d'un de ses romans. Comme « La recherche du temps perdu », comme « Ulysse », ce sont des livres qu'on lit par petits morceaux, pour ne pas être étouffés par leur beauté, beauté du style qui fait d'un roman de Gracq un poème en prose de 200 pages où l'intrigue est secondaire. C'est une œuvre dont ne se lasse pas ; j'en lis souvent quelques pages, pendant quelques minutes, à n'importe quel moment, et cela depuis plus de 50 ans. Il y a aussi l'agrément suranné de ces livres à l'ancienne, papier épais, pages à couper, auxquels il était très attaché au point d'avoir toujours refusé que ses œuvres soient éditées en format de poche. Gracq possède la faculté rare d'arriver par sa prose à nous transformer en purs éléments réceptifs où la pensée n'a plus sa place, remplacée par une acuité accrue aux perceptions, aux impressions, à tout ce que nos sens peuvent capter. Dans « Liberté grande », par exemple, recueil de textes courts, il y a « Les hautes terres du Sertalejo ». C'est la relation, en quelques pages, d'un voyage de deux hommes sur un haut plateau, dans une steppe herbeuse envahie par le vent. Ils avancent avec leurs chevaux, ils dorment à la belle étoile, il y a le bruit du vent dans les herbes, la clarté et la pureté de l'air, les montagnes à l'horizon, la morsure du froid et de l'air raréfié sur leurs visages. Il ne se passe rien, mais c'est comme si on s'y trouvait. Tout est réel, et pourtant tout est différent, comme hors du monde, hors du temps, en un lieu ou tout est en suspens.

    Gracq n'est qu'un exemple, mais il est le plus important. D'autres ont eu le même effet sur moi, même si ce sont des auteurs plus mineurs. Je peux citer, entre autres, André Hardellet pour « Le seuil du jardin », Jules Supervielle pour « L'enfant de la haute mer », Marcel Schwob pour « Le livre de Monelle », Ernst Jünger pour « Sur les falaises de marbre » et « Héliopolis ». Et tout de même André Breton pour « Nadja »...

    Mon esprit plus cartésien que poétique a vite abandonné les interprétations proches de celles du réalisme fantastique, et pourtant...Outre que la beauté des œuvres est toujours là, il se trouve que les théories scientifiques avancent aujourd'hui des thèses qui rejoignent curieusement celle des poètes d'antan : il pourrait y avoir des mondes « parallèles », les particules pourraient être en deux endroits au même moment, le chat de Schrödinger pourrait être mort et vivant à la fois, et surtout la réalité pourrait dépendre de la manière dont on l'observe...

     


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  • Pour fêter ses dix ans de mariage avec Juliette, Julien pensait avoir eu une idée géniale : revenir pendant quelques jours en Auvergne, dans le village où ils avaient passé, pendant leur voyage de noces, une merveilleuse semaine près d'un petit lac tranquille. Il avait pu retenir une chambre dans le même hôtel, qui existait encore, espérant ainsi faire renaître l'étincelle qui les unissait toujours, mais qui avait quelque peu tendance, depuis des mois, à s'étioler. Rallumer une minuscule chandelle, pensait-il en paraphrasant un proverbe chinois, valait mieux que de s'enfermer dans l'obscurité et de s'y complaire tout en la maudissant.

    Il fut très déçu. Quand il annonça à Juliette une surprise pour cet anniversaire, elle fit la moue. D'abord elle n'aimait pas les surprises, il lui fallait savoir à l'avance à quoi s'attendre. Aussi insista t-elle pour qu'il lui dise tout, jusqu'à ce qu'il cède. Ensuite, elle concéda que c'était une bonne idée, mais qu'une journée aurait suffi pour se souvenir, et que cinq jours, ça allait être long. En fin de compte, elle finit par accepter et ils partirent pour ce que Julien espérait être un voyage en amoureux revivifié par le souvenir du passé.

    Rien ne se passa de manière aussi idyllique qu'il l'espérait, bien au contraire. Elle se montra insupportable, atteignant des sommets dans l'art de ne voir que le mauvais côté des choses, voire d'inventer ce mauvais côté quand il n'existait pas. Que n'entendit-il pas au cours de ces quelques jours !

    J'ai mal dormi (répété plusieurs fois)

    Regarde la tête que j'ai

    Je suis en colère

    Je suis fatiguée

    J'ai mal à la tête

    J'ai mal au genou

    J'arrive pas à aller aux toilettes

    On ne va pas trop marcher, mon genou va sûrement me faire mal

    Le ciel est couvert, je suis sûre qu'il va pleuvoir, faut pas aller trop loin

    Le vent me décoiffe, regarde la tête que j'ai

    Ne me prend pas en photo, je suis moche

    Ça y est, il pleut, mon brushing va en prendre un coup

    J'ai chaud

    J'ai froid

    Le sentier n'est pas plat, je vais me tordre la cheville

    Y a des papiers gras, les gens sont dégueulasses. La mairie pourrait nettoyer.

    Ça sent le graillon

    Regarde ces gens, ils pourraient quand même se pousser quand on passe

    Ce n'est sûrement pas ici que je viendrais habiter

    Il y a du bruit

    On ne voit personne, c'est sinistre

    Tu as vu ? J'ai dit bonjour, il ne m'ont même pas répondu. Les gens sont impolis.

    On ne va pas à Bibracte, ça monte

    Ah, il y a une navette pour monter ? Mais on descend à pied, ça va être pire

    Le repas gaulois ? Bof. Les grattons sont trop gras. La sauce aux champignons est bonne, mais sans les champignons. Les épinards ? Beurk. Le roulé aux pruneaux ? Beurk. Je vais demander autre chose à la place.

    C'est fatigant de rester debout.

    Je suis sûre que demain il va pleuvoir.

    Ne va pas trop vite, je suis malade en voiture

    Ça tourne

    Je ne pensais pas que c'était aussi loin.

    C'est la campagne profonde, ici

    Ça te fait rire ? Arrête de faire l'imbécile (Julien essayait, sans doute maladroitement, de la dérider)

     

    Julien se mit en colère deux ou trois fois, avec des mots durs, mais rien ne l'atteignait. Juliette se taisait quelques instants, puis repartait de plus belle. Il ne comprenait pas comment elle pouvait donner autant d'importance, ou accorder autant d'intérêt aux choses qui ne vont pas ou à celles qui, d'après elle, ne vont pas aller, au lieu de profiter du bon côté des événements, y compris le vent qui décoiffe ou la petite pluie qui mouille à peine...

    Le seul point positif qu'il lui reconnaissait, c'est qu'elle n'était pas rancunière. Quand, excédé, Julien lui disait ses quatre vérités, elle s'enfermait un moment dans un silence éloquent, puis dans la demi-heure tout redevenait normal : plus de bouderies interminables comme autrefois, plus de silences pesants, plus de récriminations à propos de ce qu'il lui avait dit.

    Ils se firent prendre en photo, où on les voit souriants, l'air heureux. Des années plus tard, retrouvant ces clichés, Juliette fait cette réflexion à Julien : « Tu as eu une bonne idée. Finalement c'était bien ce petit séjour, ça m'a rappelé de bons souvenirs. Il faudra qu'on y retourne. ». Julien va pour dire quelque chose d'ironique et de bien senti, se mord la langue, puis il sourit et approuve. Il l'adore, sa Juliette...

     


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  • La matinée était belle en ce jour de printemps, une fraîcheur revivifiante fouettait le sang et donnait envie de bouger, après l'hiver tiède et mou qui venait de s'achever. Florent s'arrêta quelques secondes sur le trottoir, regardant le ciel bleu où flottaient quelques petits nuages, prenant une grande inspiration pour emplir ses poumons de l'air du dehors après celui du métro où s'entassaient les gens dans une promiscuité étouffante et moite.

    Il sentait dans ses muscles et dans sa tête une énergie nouvelle l'envahir, et c'est d'un bon pas qu'il parcourut les quelques centaines de mètres qui le séparaient de son bureau. Il faisait mentalement le programme de sa journée, avec l'envie de se mettre au travail et d'avancer à pleine vitesse dans le projet en cours. Ces derniers temps, il avait eu tendance à procrastiner : il avait repoussé des rendez-vous, remis à plus tard des choses non urgentes mais qu'il aurait pu faire quand même, consacré trop de temps à des détails sans importance. Il était même rentré chez lui plusieurs fois en avance pour retrouver plus vite sa jeune femme et son bébé tout neuf. Mais aujourd'hui ce n'était pas le cas, et même s'il était un peu en retard, il avait vraiment envie de rattraper le temps perdu et de terminer au plus vite la réalisation de ses contrats.

    Le bureau était un espace ouvert où tout le monde cohabitait, chacun séparé de son voisin par une simple cloison plus ou moins insonorisante et quelque plantes vertes. Il y avait aussi une petite salle de réunion séparée pour discuter tranquillement avec les clients et faire chaque semaine le point de l'avancement des affaires. En poussant la porte, il émit une sorte de rugissement censé signifier « Bonjour tout le monde il fait beau comment ça va ? » et gagna sa place. Il brancha son ordinateur après avoir ôté son paletot, et c'est alors qu'il se rendit compte qu'il régnait autour de lui une atmosphère inhabituelle : Catherine, la secrétaire, une jolie petite rousse bien en chair, ne s'était pas levée pour lui faire la bise, et pourtant il était persuadé qu'elle en pinçait pour lui ; Roger, l'autre consultant senior bien plus âgé que tout le monde, compétent mais casanier, très concentré, faisait semblant de s'intéresser aux profondeurs de son écran, marmonnant le menton dans sa main, passant de temps en temps ses doigts sur son crâne luisant. Les autres, invisibles, se trouvaient au fond. Quant à David, le PDG, le créateur du cabinet, un grand homme maigre d'une cinquantaine d'années au visage en lame de couteau, ouvert mais autoritaire, au lieu d'être au téléphone comme à l'accoutumée, il tripotait des papiers, l'air renfrogné, lançant des regards perçants dans sa direction. Il était pourtant devenu un ami de Florent, qui l'avait même invité à son mariage l'année précédente.

    Perplexe, Florent sentit son humeur joyeuse s'assombrir : il se passait quelque chose, et cela devait le concerner, les autres avaient l'air dans leurs petits souliers, comme dans l'attente d'un événement imminent. En effet, son ordinateur n'avait pas encore eu le temps de s'ouvrir que David se levait, lui disant d'un ton sec : « Florent, viens avec moi dans la salle de réunion, j'ai quelque chose à te dire ».

    Florent sentit plutôt qu'il ne vit les deux autres se figer : le bruit du clavier de Roger s'arrêta d'un coup, et Catherine leva furtivement les yeux, lui adressant un regard timide et un embryon de sourire qu'il interpréta comme de la compassion, ce qui lui déplut fortement tout en avivant ses craintes. « Qu'est-ce qui se passe ? » se demanda t-il tout en se levant pour rejoindre David dans la salle de réunion. Tout le monde semblait être au courant, sauf lui.

    La porte refermée et à peine assis, David lui déclara d'emblée :

    • Nous avons un problème..

    .- oOo -

    Jean-Pierre n'avait pas le moral ce jour là.

    Plus exactement, cela faisait des mois qu'il n'allait pas bien, depuis que Mathilde l'avait quitté pour ce greluchon sans envergure dont il ne savait rien, sinon qu'il était plus vivable, moins autoritaire, plus sympathique et plus doux que lui. Il n'avait toujours pas accepté cet événement, il pensait à elle chaque jour avec fureur et regret, même s'il se demandait maintenant si c'était à cause de son orgueil bafoué ou de la perte de son amour. Il est vrai qu'il était difficile à vivre, mais pourtant il lui semblait avoir fait des efforts énormes avec elle. En attendant, il n'avait plus personne dans sa vie, à part quelques filles occasionnelles, et il se consacrait totalement à son travail.

    En ce lundi, lui qui était si pointilleux sur les horaires, il était arrivé à son bureau en retard, avec aucune envie de faire quoi que ce soit. Son assistante Juliette, une femme entre deux âges discrète et compétente, n'avait fait aucune remarque, mais le café servi depuis longtemps refroidissait sur le plateau. Bien qu'elle l'ait salué avec sa déférence et son sourire habituels, il s'était bien aperçu qu'elle lui jetait discrètement des regards interrogatifs. La réunion de démarrage du lundi l'attendait dans une demi-heure avec les principaux responsables de l'entreprise qu'il dirigeait, avec un gros morceau au programme : la mise au point du plan stratégique de la société. Il avait vu en passant qu'ils préparaient fébrilement leurs dossiers, l'air concentré. Cela s'annonçait mal...

    Il trouva le café trop amer, trop froid, il se sentait mal. Il reposa sa tasse, manquant de la casser, et se leva brusquement. Il ne pouvait vraiment pas faire aujourd'hui comme si tout était normal, comme si tout roulait sans à coups, comme si tout était dans l'ordre. Il ne se sentait pas capable de jouer le rôle qu'on attendait de lui, même s'il était à l'origine de cet état de choses. Il prit son manteau et sans rien dire à personne, se dirigea vers l'ascenseur sous l'oeil ébahi de Juliette, qui l'interpella mais à qui il ne répondit pas.

    Il sortit de l'immeuble et marcha sans but pendant longtemps, l'esprit cotonneux. Puis, se sentant fatigué, il entra dans la première brasserie venue dans un quartier sinistre qu'il ne connaissait pas, s'assit au fond, dans l'ombre, et commanda un café. « Avec ou sans ? » lui demanda le garçon. « Avec », répondit-il, pensant qu'il s'agissait de sucre. Aussi fut-il étonné lorsqu'on lui servit un café noir sans sucre, accompagné d'un petit verre de gnôle anonyme. Cela ramena un sourire sur son visage et eut le don de le sortir de son état de torpeur. Il avala la liqueur qui lui brûla la bouche et l'estomac, se disant qu'il fallait bien un traitement quotidien de cette nature pour mettre au travail les ouvriers qu'il voyait maintenant autour de lui, se pressant au bar avant de rejoindre leur poste. Il était comme eux aujourd'hui, mais il se sentait mieux maintenant.

    Il se leva, alla payer, et retourna, un peu ragaillardi, vers son bureau. Les bourgeons commençaient à pointer sur les arbres des rues, l'air était doux. Il réussit à mettre Mathilde dans un recoin de son esprit pour y penser plus tard, convoqua tout le monde en salle de réunion, puis tenta de rattraper le temps perdu.

    - oOo -

    Florent haussa les sourcils, mais ne dit rien, attendant la suite. David reprit :

    • Je viens d'être contacté par Jean-Pierre X, le PDG de JPX SA, qui veut que notre société l'accompagne dans la mise en place de son plan stratégique. C'est une affaire juteuse que nous ne pouvons pas manquer, sauf qu'il y a un gros problème : il n'y a que toi en mesure de faire ce travail. Roger n'a pas le charisme nécessaire, et moi je ne peux intervenir que marginalement.

    Florent se rendit compte immédiatement la situation. Il pâlit et resta silencieux, mais se mit à réfléchir à toute allure. Le fixant attentivement, David poursuivit :

    • Je vois que tu as compris de quoi il s'agit. As-tu déjà rencontré ce monsieur ? Sait-il qui tu es ? T'a t-il déjà vu ? Tu as intérêt à trouver rapidement une solution, il arrive dans une demi-heure, je n'ai pas pu faire autrement, il est pressé.
    • Je ne sais pas s'il me connaît. Quand Mathilde l'a quitté, elle m'a dit qu'il n'a rien voulu savoir de moi. Peut-être connaît-il mon prénom, mais sans doute pas mon nom ni mon visage, à moins qu'il n'ait fait des recherches sans le lui dire. J'espère simplement qu'il l'a oubliée, depuis tout ce temps.
    • Bon, on ne va pas tricher, enfin pas trop, mais il nous faut ce contrat. Je vais te présenter avec ton prénom seulement, on verra bien. Car s'il te connaît, de toute façon c'est fichu. Ou alors, on pourrait peut-être...

    La sonnette lui coupa la parole, et la secrétaire alla ouvrir. Jean-Pierre était en avance, pas moyen de mettre au point une tactique quelconque. Ils se levèrent tous deux quand il fut introduit dans la salle de réunion.

    Jean-Pierre se figea imperceptiblement en prenant la main de Florent, au moment où leurs regards se croisèrent. Bien sûr qu'il le reconnaissait, son rival chanceux qu'il maudissait depuis deux ans ! Il n'avait rien dit à Mathilde, mais il l'avait suivie un jour, et l'image de leur baiser passionné sur le trottoir devant chez elle était encore imprimé sur sa rétine. Un instant déstabilisé, il réagit en un éclair. Il ne pouvait pas se ridiculiser en mêlant une affaire personnelle à un rendez-vous professionnel urgent, d'autant que ce cabinet lui avait été chaudement recommandé. Mais il verrait plus tard comment briser cet individu si l'occasion se présentait.

    De son côté, Florent essaya de rester impassible tout le temps que dura la réunion. David les observait au cours de leurs échanges techniques. De parfaits hypocrites tous les deux, pensait-il, ou encore de parfaits gentlemen, qui parlaient marketing, motivation du personnel, opportunités et menaces, avantages concurrentiels, tout en ne pensant qu'à Mathilde dont le spectre hantait la pièce de manière presque palpable. Une joute implacable, l'un accumulant les demandes les plus tordues afin de forcer l'autre à jeter l'éponge, le second répondant brillamment sans se démonter. Il n'a jamais été aussi bon, pensait David, mais que va t-il en résulter ?

    Deux heures plus tard, le duel se termina sans qu'un vainqueur se soit manifesté. Jean-Pierre dut s'avouer que la réputation du cabinet, au travers de son rival, n'était pas usurpée, et convenir que Mathilde, de son côté n'avait pas forcément fait un mauvais choix, bien que cette pensée lui fît mal. Quant à Florent, poussé dans ses retranchements, il avait eu à cœur de montrer sa valeur devant un personnage d'une trempe certaine, dont il admirait la rigueur et le professionnalisme.

    Un peu rasséréné, David se dit que dans le fond il n'y a rien de meilleur qu'une bonne rivalité pour que les gens se dépassent. Il était plus optimiste maintenant sur la conclusion de cette nouvelle affaire. C'était ce qui lui importait le plus, mais il allait devoir se montrer vigilant.

     


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