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    Lorsque je l'ai rencontrée pour la première fois, je me suis dit que c'était bien le genre de femme à repasser ses chaussettes...Pas les siennes, bien sûr, puisqu'elle portait un collant, comme toute femme qui se respecte, mais celles du type à côté duquel elle était assise. Un homme que, objectivement, on pourrait qualifier de joli garçon, bien habillé, sûr de lui, mais qui m'a été tout de suite antipathique, je ne sais trop pour quelle raison. Enfin si, je le sais, pourquoi le cacher : à cause du regard d'adoration qu'elle portait sur lui, tout à fait injustifié à mon avis.

    Parce que je suis comme ça, autant le dire : je hais les hommes qui accompagnent les jolies femmes, surtout s'ils sont bien foutus, et encore plus si les femmes en question ne font pas attention à moi. Non, je ne suis pas fat ni vaniteux, c'est juste qu'il y a en ce monde des injustices criantes. Oui, je suis laid, c'est vrai, je le sais, mais je n'ai jamais compris pourquoi les femmes, belles ou pas, étaient tout à fait incapables de détecter la beauté intérieure, la pureté d'hommes comme moi. Vous me direz que ce qui est intérieur ne se voit pas, et qu'il faudrait au moins un minimum de conversation pour commencer à voir ce qui est invisible. Je ne partage pas ce point de vue, d'abord parce qu'on nous a assez bassinés avec l'intuition féminine, alors qu'elle est rarement utilisée quand elle existe, croyez-en ma vieille expérience. Ensuite, parce qu'elles disent toujours qu'elles sont romantiques, que les sentiments sont l'essentiel, que l'Amour est ce qu'il y a de plus beau, qu'elles rêvent d'une relation extraordinaire et unique, et bla et bla et bla. La vérité, c'est qu'elles suivent en général le premier venu dont la seule capacité est de savoir dire de manière convaincante ce qu'elles ont envie d'entendre, sur leur mystère, sur leur beauté, sur la couleur de leurs yeux, sur leur caractère unique, bien qu'elles sachent très bien, sans forcément se l'avouer, que ce sont juste les mensonges éhontés de mâles ayant en tête des objectifs précis.

    Je nourrissais donc des pensées de ce genre en sirotant mon café, tout en la regardant à la dérobée, quand son regard s'est posé sur moi. En général, quand ça arrive, c'est un regard indifférent qui se manifeste, un regard qui balaie les lieux sans s'arrêter, un regard qui ne voit rien. Cette fois, ce ne fut pas le cas. Ses yeux se fixèrent sur moi et ne me lâchèrent plus. Je sentis mes joues devenir brûlantes et je me mis à me tortiller sur mon siège. Mais qu'est-ce qu'elle avait à me regarder ainsi ? Avais-je bavé sur ma cravate (oui, je porte encore des cravates, je trouve que ça donne une certaine dignité) ? Etais-je décoiffé (oui, j'aplatis mes cheveux avec de la gomina comme Di Caprio dans « Le Loup de Wall Street », je trouve ça très chic) ? Le trou dans ma manche était-il visible bien que je le cachasse (c'est pourtant mon plus beau veston) ? Je vérifiai discrètement et rapidement tous ces éléments, mais je vis alors un très léger sourire se dessiner sur ses lèvres et je sus que rien ne lui avait échappé. Elle commençait à m'agacer, avec son air de tout savoir.

    Il se passa alors quelque chose d'inattendu : elle se pencha vers son voisin, lui dit quelques mots, il me regarda à son tour d'une façon que je jugeai curieuse, acquiesça, puis elle se leva et se dirigea vers moi. J'étais tétanisé. Elle s'assit sans demander ma permission. Cette intrusion dans mon espace privé me déstabilisa complètement, au point que je balbutiai quelques paroles incohérentes, me levant à demi pour appeler le garçon. Mais elle m'arrêta en posant sa main sur mon avant-bras, et dit, me regardant d'un air apparemment hésitant :

    • J'ai besoin d'un homme comme vous, si vous avez un moment.

    J'étais sur la défensive, mais sa main calcinait mon poignet et je dus me rasseoir. Au fond du café, le type semblait se désintéresser de ce que nous faisions et regardait ailleurs en jouant avec son verre. J'hésitais. Tout cela me semblait louche, une belle femme accompagnée ne vient pas aborder comme ça un inconnu dans un lieu public. Néanmoins, je me surpris à lui répondre d'un air aussi dégagé que possible :

    • De quoi s'agit-il ? Je... Je ne vous connais pas.

    Faussement timide, les yeux baissés, elle dit alors d'une petite voix cette phrase incroyable :

    • J'aimerais coucher avec vous, j'en ai envie, il est d'accord, il s'en fiche. Vous voulez bien ?

    Complètement abasourdi, je me levai d'un bond, manquant de renverser la table et je courus vers la sortie. Le garçon furieux me rattrapa sur le trottoir pour encaisser mon café, et dans ma confusion je lui laissai un pourboire royal, ce que je regrettai aussitôt.

    Serrant mon imperméable contre moi, je passai le long de la devanture, et je les vis qui riaient, elle accrochée à son bras. Quelle dépravation ! Ils avaient joué un jeu pervers à mes dépens, c'était sûr. J'étais le dindon de la farce, l'imbécile dont on se gausse, le vilain dont on se moque. Je me demandai une fois de plus ce qui restait de morale et de dignité dans notre civilisation décadente.

    Sur le chemin du retour à mon domicile, la colère m'étouffait. Pourtant, se substituant peu à peu à cette rage, une question lancinante se mettait à me tarauder l'esprit, malgré mes efforts pour la repousser et le secours inutile de mes principes :

    et si j'avais dit oui au lieu de m'enfuir ?

    A ma grande honte, je sentais quelque chose comme un regret envahir mes pensées, et je savais que j'allais passer une nuit agitée, une mauvaise nuit.

    La seule chose certaine, c'est que jamais elle ne m'aurait ôté mes chaussettes pour les repasser, ni avant, ni après : comme elles sont trouées, je l'aurais fait moi-même, sans qu'elle s'en aperçoive.


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