• Vladimir Nabokov nous dit : « La littérature est une provision de détails qui comblent. Les détails sont des étincelles sensuelles. Un livre sans détails n'agira pas. »

    Mais Yannick Haenel, qui cite cette phrase, l'interprète de manière très restrictive, semble t-il . Pour lui, les détails qui comptent sont ceux qui s'ajoutent à la narration, mais n'ont aucune utilité pour elle. Et à l'appui de cette interprétation, il cite un passage du livre de Flaubert « Saint Julien l'Hospitalier », dans lequel Julien part à la chasse avec ses chiens et ses armes. Il note : « Des gouttes de verglas se collaient à son manteau. »

    Cet exemple est en effet frappant :

    • les gouttes de verglas n'ont aucune utilité pour la narration, pour la description de la chasse qui commence ;

    • le rapprochement, ensuite, avec les gouttes de sang, possède peut-être une signification (mais laquelle?)

    Néanmoins, il semble bien que nous sommes loin ici du cas beaucoup plus général dont parle Nabokov.. J'ai relu de longs passages de plusieurs livres que j'aime, et je n'ai pas trouvé de détail qui soit « inutile à la narration ». Ces livres sont les suivants :

    • Un balcon en forêt, de Julien Gracq

    • La confusion des sentiments, de Stefan Zweig

    • Belle du seigneur, d'Albert Cohen

    Tout ce qui est écrit foisonne de détails, mais ils sont tous utiles à la narration, qui est intériorisée. Si on veut comprendre l'état d'esprit du narrateur, cette accumulation de détails est nécessaire. Si on les enlève, il ne reste plus rien du livre, car ils en sont la substance même, ils constituent dans leur succession et leur accumulation l'essence même de la narration.

    Par contre, dans les romans policiers scandinaves lus au cours de l'été, il y a bien deux choses différentes :

    • la narration, c'est à dire la succession d'événements qui constituent l'action,

    • les détails « hors sujet », qui confèrent au roman une atmosphère particulière.

    Mais peut-on considérer qu'un roman policier sans véritable style est une œuvre littéraire ?

    De même, il y aurait lieu de pondérer aussi bien la phrase de Nabokov que l'interprétation de Haenel selon le genre de l’œuvre : un roman, un poème, une pièce de théâtre, un récit historique ou une biographie, ne requièrent pas le même genre de détails, d'ingrédients pourrait-on dire, pour atteindre leurs objectifs...

    Enfin, la présence de « détails » ne suffit pas, l'important est la manière de les insérer dans la narration. Par exemple, Flaubert aurait pu exprimer l'atmosphère glaciale du petit matin en ce début de chasse par plusieurs phrases descriptives et quelques métaphores. Non, il dit simplement « des gouttes de verglas se collaient à son manteau », et cela suffit pour que l'on ressente le froid, il n'est pas besoin d'en dire plus.

    Par conséquent, les remarques de Nabokov et de Haenel sont vraies, mais ne s'appliquent véritablement que dans les récits où se trouve une action bien cadrée comportant un fort aspect psychologique. Pour « La confusion des sentiments », la narration serre de près le sujet, qui est presque entièrement psychologique : je n'ai pas trouvé un seul détail, pas même une métaphore, utile ou inutile qui vienne distraire le lecteur, et cela fait la force du livre. Dans « Un balcon en forêt », par contre, il ne se passe strictement rien, puisque le thème en est l'attente dans un lieu isolé, et toute la qualité du livre réside dans la richesse du style et la beauté des métaphores pour exprimer cette attente d'un événement qui ne se produira que dans les toutes dernières pages.

    Quelques exemples de ces détails :

    Un balcon en forêt par Julien Gracq

    C'est le début de la « drôle de guerre », à la fin de 1939. L'aspirant Grange rejoint son unité dans les Ardennes, pour diriger une « maison forte » de la ligne Maginot. Il ne se passera rien jusqu'en mai 1940.

    Le premier chapitre décrit le voyage de Grange en train jusqu'à Moriarmé, son arrivée dans la caserne et la nuit qu'il y passe avant de partir pour son blockhaus. En voici un extrait, il ne se passe rien, mais les détails de la description construisent l'atmosphère de ce cantonnement et celle de cette guerre déclarée qui ne commence pas.

    « Le poste de commandement régimentaire était, en bordure de la Meuse, un pavillon de meulière banlieusard et triste, séparé du quai par une grille et une plate-bande famélique, déjà talée par le piétinement militaire, où des motocyclettes s'accotaient contre le tronc nu des lilas : comme le trou trop étroit d'une ruche, deux mois de cantonnement avaient gratté le plancher, les plinthes, et les murs du couloir à hauteur d'homme jusqu'à l'os. Grange attendit assez longtemps dans une pièce poussiéreuse où une machine à écrire cliquetait dans la pénombre des volets à demi rabattus : de temps en temps le fourrier, sans lever la tête, écrasait un mégot sur le coin de la table à épures : le pavillon avait dû loger un ingénieur des fonderies. Derrière l’entrebâillement des volets, le mur des arbres semblait collé jusqu'au plafond contre la fenêtre, au-dessus de la Meuse maintenant très sombre le long de sa berge de mâchefer ; des cris d'enfants montaient par moments de la rue, ouatés par l'air lourd de la guerre, insignifiants comme des cris de lapin . »

    Plus loin, la vie quotidienne dans la maison forte, l'hiver approche :

    « Quand Grange descendait son escalier au petit matin, pour fumer sur la laie, après le café, sa première cigarette, il y avait une perle de gelée blanche à chaque brin d'herbe, mais déjà les pointes des branchettes laissaient couler sur le sable des bas-côtés leurs gouttes lourdes – au-dessus de la forêt, que ses chênes faisaient paraître encore feuillue, un ciel d'un bleu froid, d'un éclat de vitre, durcissait sous le vent fraîchi. »

    Belle du Seigneur par Albert Cohen

    C'est un très beau roman d'amour, écrit dans un style très particulier, inclassable, assez fantasque parfois, plein d'humour aussi et d'images curieuses.

    Prélude à leur nuit d'amour :

    « En cette nuit, leur première nuit, dans le petit salon qu'elle avait voulu lui montrer, debout devant la fenêtre ouverte sur le jardin, ils respiraient la nuit diamantée d'étoiles, écoutaient les remuements ténus des feuilles dans les arbres, murmures de leur amour. Mains jointes, et un sang de velours dans leurs veines, ils contemplaient le ciel sublime et leur amour dans les palpitantes étoiles, bénissantes là-haut. Toujours, dit-elle tout bas, intimidée d'être chez elle avec lui. Alors, de son bonheur complice, invisible dans son arbre, un rossignol entama sa supplique éperdue, et elle serra la main de Solal pour partager le petit anonyme qui s'évertuait, s'exténuait à clamer leur amour. Soudain il se tut, et ce fut le silence nombreux de la nuit avec, parfois, la sonnerie tremblée d'un grillon. »

    La confusion des sentiments par Stefan Zweig

    Le héros, qui est étudiant à Berlin, reçoit de manière inattendue la visite de son père dans sa chambre où il se trouve avec une femme. Il y a des détails, mais aucun qui soit « inutile à l'action »...

    « ...J'entendis frapper à la porte. Supposant que c'était un camarade, je grognai, de mauvaise humeur : « Je ne suis pas visible ». Au bout d'un court moment, les coups frappés à la porte se renouvelèrent, une fois, deux fois, et puis, avec une impatience non dissimulée, une troisième fois. Avec colère, j'enfilai ma culotte pour envoyer promener sans ménagements l'impertinent gêneur ; et ainsi, la chemise à moitié ouverte, les bretelles pendantes, les pieds nus, j'ouvris violemment la porte pour aussitôt, comme atteint par un coup de poing à la tempe, reconnaître dans l'obscurité du vestibule la silhouette de mon père. »


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  • Ecrivez un texte sur vos vacances de l'été dernier

     

    Quand la pluie a enfin cessé de tomber et que le ciel s'est peu à peu éclairci, l'été a vraiment commencé. Le soleil s'est montré, d'abord timide, puis brutalement il a essayé de rattraper le temps perdu, ses rayons brûlants me dissuadant de me ruer sur tout ce que le devoir me commandait de faire dans le jardin. Aussi, une des premières choses dont j'eus l'idée en sortant sur la terrasse pour respirer l'air doux chargé des senteurs de l'herbe encore mouillée, fut d'aller dans l'abri de jardin sortir ma vieille chaise-longue, celle qui perd sa bourre de partout, dont la toile est percée, et qui vraiment n'a plus l'air de rien, mais qui est tellement confortable pour paresser en rêvassant...La tondeuse, le taille-haie et le sécateur pouvaient bien attendre encore un peu !

    Ainsi, après avoir déjeuné sous le parasol en ce premier jour de beau temps revenu, j'ai pris ma tasse de café dans la main gauche, un bon livre dans la main droite, j'ai mis mes lunettes de soleil sur mon nez, et je suis allé m'affaler dans mon siège préféré en exhalant un grand soupir de satisfaction.

    A vrai dire, j'étais un peu hypocrite : il ne faisait pas si chaud que cela pour m'empêcher vraiment de travailler à l'ombre, et le livre choisi était propice à l'assoupissement, puisque, pour l'occasion, je venais de décider de me remettre à la lecture du premier tome de « La recherche du temps perdu »...

    Sirotant tranquillement mon café, je me suis vidé l'esprit, essayant de ne penser à rien, d'avoir simplement les sens en éveil pour jouir de l'instant présent : écouter les bruits lointains de la campagne, respirer le souffle intermittent et tiède d'une petite brise, humer l'odeur des roses provenant de la rocaille voisine, sentir sous moi la douceur du coussin de mon siège et sous mes pieds nus l'herbe fraîche de la pelouse, regarder dans le ciel limpide les traînées blanches des avions se dissiper lentement...

    Puis, après quelques lignes lues distraitement, poser la tasse sur le gazon, laisser ses paupières retomber, se laisser envahir peu à peu par les brumes du demi-sommeil, percevoir sans réagir la chute du livre sur ma poitrine, revenir parfois à la réalité pendant quelques secondes et entrouvrir les paupières le temps juste nécessaire pour être conscient de ce moment presque parfait et le vivre sans le quitter.

    J'ai souvent fait la sieste, en ce chaud mois d'août 2013.


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