• J'ai l'habitude de me rendre régulièrement dans les librairies proches de chez moi pour feuilleter les dernières parutions, en lire quelques extraits, et parfois en faire l'acquisition. J'y rêve aussi, me disant que jamais je ne pourrai lire tous ces livres, sauf peut-être à me transformer en libraire moi-même...

    C'est ainsi qu'un jour, vers le milieu des années 80, après avoir parcouru longuement la dernière œuvre de J.M.G.Le Clézio, je crois que c'était « Le chercheur d'or », j'ai ressenti à nouveau une certaine déception : après avoir aimé « Le procès-verbal » et « Désert », en tant qu'oeuvres de fiction, et adoré son essai « L'extase matérielle », ses productions plus récentes et ses œuvres plus expérimentales telles que « Le livre des fuites » me laissaient sur ma faim. Trop long, trop verbeux, une action qui s'étire et s'endort au sein de très belles descriptions, j'attendais autre chose. On peut admirer un style, et malgré tout ne pas arriver à terminer un livre, sauf à se forcer à aller jusqu'au bout quoi qu'il arrive.

    Ne reculant devant rien, j'ai donc décidé d'écrire à Le Clézio pour lui dire ce que je pensais. Bien sûr, je ne l'ai dit à personne, craignant qu'on me brocarde sur la capacité et la légitimité d'un simple ingénieur à critiquer un auteur reconnu. Je m'y suis donc mis un soir, alors que tout le monde regardait la télévision. Cela m'a pris deux ou trois soirées, et peut-être même plus car je cachais mon brouillon dès que j'entendais quelqu'un s'approcher, ce qui se produisait souvent, au moins à chaque interruption publicitaire...Je ne me voyais pas en effet répondre à la question : « Mais qu'est-ce que tu fais ? » par quelque chose comme « Ne me dérange pas, c'est très important, j'écris à Le Clézio, il faut que je me concentre,.. » et devoir subir ensuite un flot d'autres questions ou pire encore essuyer quelques sarcasmes et sourires, furtifs ou non...

    La lettre faisait trois pages manuscrites (il me semblait qu'écrire à la main faisait mieux...), et je l'ai recommencée plusieurs fois. Mon objectif était d'arriver à persuader Le Clézio d'écrire enfin un autre essai de la qualité de « L'extase matérielle », en expliquant pourquoi ce livre m'avait séduit, et même enthousiasmé, tout en critiquant de manière « acceptable » le contenu de ses autres ouvrages. Rien de moins ! Je n'ai pas conservé de double de cette lettre, mais le style devait ressembler à ceci : « Ce que vous écrivez est absolument merveilleux. Toutefois (ou cependant, ou néanmoins...), il y a ça, ça et ça qui serait mieux si...etc ». Bref, flatter l'auteur sur ce que j'appréciais vraiment, et lui faire comprendre de manière aussi subtile que possible qu'il serait bien d'avoir des intrigues plus construites, des phrases moins longues et des descriptions plus courtes...

    J'ai mis ma prose dans une enveloppe, avec mon adresse (mais pas d'enveloppe timbrée pour la réponse, quand même...), et j'ai envoyé ma lettre aux éditions Gallimard, 5 rue Sébastien Bottin à Paris, à l'attention de Monsieur J.M.G.Le Clézio.

    Je n'ai pas eu de réponse, mais j'attends encore un peu avant de faire une relance...


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  • Je vois d'abord une petite maison de pierres grises, au pignon aveugle, avec sur la façade une porte si basse qu'il faut se courber pour entrer, et une fenêtre étroite encadrée de volets de bois plein, qu'on devine anciens. Porte et volets sont curieusement d'un bleu azur éclatant ; le toit, fait de pierres plates, des schistes ou peut-être des ardoises, est surmonté d'une cheminée laissant échapper quelques volutes de fumée.

    Dans un ciel d'un noir d'encre courent des nuages épais parmi lesquels on entrevoit un éclair d'orage. Deux oiseaux au plumage clair, mouettes ou goélands, planent au-dessus du paysage, trop loin pour qu'on puisse les identifier avec précision.

    A proximité immédiate de la maison, le terrain est plat, mais légèrement bosselé. J'y vois deux moutons d'une race curieuse, à poils roux très longs ; l'un broute l'herbe rase à quelques pas, l'autre se tient blotti près du mur, à l'abri du vent. Aucun buisson, aucun arbre, juste cette herbe qui résiste à la tourmente et à la salinité des embruns.

    Sur la gauche, je vois une barrière à demi détruite censée protéger hommes et bêtes de l'à-pic de la falaise qui tombe droit dans la mer. Plus loin, on distingue vaguement cette même falaise qui s'étire en se courbant jusqu'à l'horizon, grise ou jaunâtre dans l'éclairage fuligineux de cette après-midi d'orage, dominant une plage étroite de cailloux recouverts d'algues noires sur laquelle viennent se briser les rouleaux de l'océan. Au loin, on devine ça et là quelques maisons perchées sur les falaises.

    L'ensemble dégage une impression d'isolement et d'abandon, à peine atténuée par la couleur vive des volets et de la porte et la présence des moutons.


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  • Ecrire un texte avec un "Incipit" imposé.

    On se serait cru au cœur d'une sous-préfecture tranquille, endormie dans la quiétude et la chaleur de la fin de l'été, lorsque tous les habitants sont encore en villégiature sur les plages du midi ou les hauteurs fraîches des Alpes ou des Pyrénées. Les rues désertes et silencieuses exhalaient l'odeur forte de l'asphalte sur le point de se liquéfier, et parfois, une voiture remontait la Grand'Rue, troublant à regret la tranquillité des lieux, levant un peu de poussière qui lentement retombait en miroitant dans l'air sec qu'aucun souffle de vent n'agitait.

    Pourtant, derrière les façades bourgeoises, le feu couvait et la pression montait : ce soir, pour la première fois, allait s'ouvrir dans les champs, à la lisière des dernières habitations, un festival de musique techno. Les notables locaux, les simples habitants ordinairement paisibles et même les commerçants, ne voulaient pas que le « bruit », comme ils disaient, vienne troubler leurs habitudes, ni que les hurlements attendus de la foule déchaînée, les gesticulations des jeunes chevelus et les pétarades des motos ne dérangent la quiétude compassée de leurs certitudes bien-pensantes.

    Tous les recours contre cette manifestation ayant échoué, ces bourgeois si tranquilles et si bien élevés, d'ordinaire si respectueux de la loi, tapis derrière leurs rideaux dans la fraîcheur de leurs demeures, étaient en train de se transformer lentement et en toute bonne foi en bêtes sauvages, sous couvert de légitime défense. Certains sortaient leurs fusils de chasse de leurs étuis de cuir et, l’œil injecté de sang, les astiquaient jusqu'à l'usure ; d'autres exhumaient de leurs caves ou de leurs panoplies les épées, piques et hallebardes de leurs glorieux ancêtres et en ôtaient toute trace de rouille ; les plus calmes, suant et soufflant, taillaient dans les arbres de leur jardin de solides gourdins dont ils arrondissaient les extrémités. Plus l'après-midi avançait, et plus la chaleur faisait bouillonner les esprits. Les provocations supposées devenaient peu à peu des certitudes inévitables, rendant anodines et justifiées les rétorsions terribles qu'ils préparaient. « Simple application du principe de précaution », disaient-ils, ne voyant pas dans l'excitation de leurs esprits échauffés la disproportion grandissante entre la nuisance imaginée et l'exagération de la riposte prévue.

    La ville paisible, soudain transformée par la puissance de l'imagination en citadelle de la civilisation assiégée par les barbares, se devait de réagir à ses agresseurs, d'autant plus terrifiants que personne ne les avait encore aperçus.

    La soirée s'annonçait animée...




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  • L'autre jour, sans réfléchir, j'ai dit devant quelques amis de mon âge :

    « Quand on se retourne sur sa vie, on a l'impression qu'il ne s'est rien passé d'important, rien de notable : ce qu'on a vécu aurait pu arriver à n'importe qui, cela aurait été pareil. »

    Maintenant, y repensant, je crois que j'avais tort, et je me suis dit à moi-même :

    « Chaque instant, chaque moment est unique, et personne ne le vivra comme tu l'as vécu, toi et toi seul. »

    Alors, rappelle toi, et n'oublie pas :

    • à la lisière de la forêt, le bruissement du vent dans les arbres, qui t'a rappelé le moment où, dans les rues désertes de « L'éclipse » d'Antonioni, le temps est comme suspendu avant le rendez-vous de Delon avec Monica Vitti qui ne viendra jamais,

    • le sentiment de faire partie de la Terre quand, adolescent, tu t'es couché face au sol une nuit d'été, les mains dans la poussière et l'herbe qui te caressait la joue,

    • la compréhension de l'infini qui t'envahit à chaque fois que tu lèves les yeux, la nuit, avec ces milliards d'étoiles, et le jour, quand passent, silencieux, les nuages dans le bleu du ciel, et qui t'abandonne quand tu reviens sur Terre,

    • la prose de Julien Gracq, dont la beauté hérisse ta peau, mais que tu n'arrives pas à lire plus de quelques minutes,

    • la dernière fois que tu as été ivre, à la suite d'un pari stupide avec tes camarades. Tu as été tellement malade que tu n'as jamais plus recommencé,

    • l'espèce de jubilation qui t'a saisi quand tu as lu la première fois les « Fictions » de Jorge Luis Borgès, et qui te saisit encore un peu à chaque fois que tu en relis des passages,

    • quand tu as dit à un copain qui t’avait bousculé dans la file devant le réfectoire, que « tu l’attendais à la sortie ». A la sortie, tu avais oublié, pas lui. Il t’a collé un gnon avant que tu puisses dire ouf,

    • le premier livre de science-fiction que tu as acheté à la gare de l'est à 11 ans, c'était « La guerre des soucoupes » de B.R.Bruss, et tu l'as lu au moins cinq fois,

    • ton professeur de français en seconde, qui t'a traité d'esprit fort et de monsieur je sais tout quand, à la première dissertation, tu as voulu lui démontrer que la science c'était important et la littérature de la foutaise,

    • quand tu t'es attablé à la terrasse d'un café à Aix en Provence, un jour de juillet, et que tu as ressenti un pur bonheur rien qu'à regarder passer les filles dans leurs robes d'été qui voletaient,

    • le jour de l'année de tes seize ans où tu as frémi de la tête au pied en écoutant pour la première fois l'ouverture de Tristan et Isolde,

    • quand, dans le compartiment de troisième classe tu as senti la cuisse de ta jeune voisine frôler la tienne et l'y laisser un moment alors que tu faisais semblant de dormir, et l'escarbille que tu as reçue dans l'oeil quand, après son départ, tu as baissé la vitre.


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