• 30 janvier 2013

    Début d'une histoire

    Texte

    Seule sur le pas de sa porte, Alice Moore scrutait la route en contrebas. Depuis que son mari était parti rejoindre les troupes mobilisées pour défendre le terminal pétrolier de Fos sur Mer, elle n’avait pas eu de nouvelles de lui, à l’exception des premiers jours, il y avait plus d’un an, lorsque les portables fonctionnaient encore. Aussi, à chaque fois qu’elle le pouvait, elle observait la route conduisant à Mende, espérant contre toute attente voir enfin arriver quelque chose sur cette voie que plus aucun véhicule motorisé n’empruntait depuis longtemps. Parfois, elle prenait ses jumelles, et observait les rares piétons et charrettes qui les avaient remplacés. Tout allait lentement maintenant, car la lenteur, fruit de la catastrophe, s’était substituée à la frénésie de la vie d’avant.

    Elle se retourna en soupirant, et regagna la cuisine. Il était encore tôt, et ses deux fils de seize et dix-sept ans allaient bientôt se réveiller. Elle leur prépara le déjeuner, un bol de lait avec des tartines de pain sorti la veille de son four, et du beurre baratté la semaine précédente. Dès qu’ils seraient prêts, ils iraient ensuite travailler dans le champ situé sur la hauteur pour préparer le terrain et les semis avant l’hiver.

    Dieu qu’ils avaient bien fait, son mari et elle, de venir ici avec leurs enfants, dans ce lieu solitaire, avant que les bombes ne tombent sur Londres dont il ne restait maintenant plus rien. Et qu’ils avaient été prévoyants, en achetant cette maison en Lozère, au temps où tout semblait aller bien et devoir continuer ainsi pour toujours ! Chaque été, ils s’étaient mis à s’intéresser à des choses nouvelles et dans le vent, comme l’usage des produits naturels, la culture d’un potager, le chauffage au bois, la médecine par les plantes, et même, trois ans auparavant, l’achat d’une vache au fermier le plus proche, qui s’en occupait en leur absence, jusqu’à ce qu’ils reviennent définitivement lorsque tout avait commencé à aller mal dans le monde. Et dire qu’aujourd’hui, toute cette culture d’écolo bobo, acquise pour s’amuser, était la clé de leur survie…

    Quand John et Henry se furent éloignés, elle alla s’occuper des poules et des lapins dans la cour de derrière, puis conduisit la vache au pré situé à quelques centaines de mètres. Elle l’attacha à un piquet, comme à l’accoutumée, en lui laissant suffisamment de corde.

    Ayant tourné le gros rocher qui, sur le chemin du retour, lui cachait la maison, elle se figea soudain. Trois hommes étaient devant chez elle, descendant de leurs chevaux, le fusil à la main. Pleine d’appréhension, elle voulut reculer, mais l’un d’eux la vit et lui fit signe d’approcher, la hélant d’une voix impérieuse. Comme elle hésitait, le visage de l’homme se crispa, il s’avança et leva légèrement son fusil, lui intimant l’ordre de se presser car ils n’avaient pas « que ça à faire ». Prise de peur, elle obéit, trébuchant sur les pierres du chemin.

    Elle les précéda dans la cuisine, puis, se retournant, les vit s’installer autour de la table. Ils réclamèrent à boire, et rirent grassement lorsqu’elle voulut remplir d’eau les verres qu’elle avait sortis. Elle dut se résoudre à sortir la bouteille de marc qu’elle avait mise de côté, pour « les grandes occasions », sans trop savoir ce que seraient ces occasions. A sa question sur leur identité et la raison de leur présence, ils répondirent que cela ne la concernait pas, et que moins elle en saurait, mieux cela vaudrait, il lui suffisait de faire ce qu’ils demandaient. Elle sentait vraiment l’angoisse monter en elle, et quand ils lui dirent qu’ils avaient faim, elle ne fit aucun commentaire et alla dans le cellier attenant chercher une douzaine d’œufs pour leur faire une omelette.

    Un des hommes l’accompagna, et se mit à piocher dans le garde-manger grillagé où elle entreposait ses réserves de viande séchée, fromages durs et jambons. Elle protesta, mais il la repoussa brutalement, et quand elle voulut s’interposer pour l’empêcher de tout prendre, il la frappa si violemment qu’elle tomba sur les caisses de bois vides entassées à terre et se fit très mal au côté. L’autre ricana pendant qu’elle se relevait, tout en fermant sa besace maintenant pleine de victuailles. Puis, les mains sur les hanches, il la contempla d’un regard appuyé, baissant les yeux sur son corsage et sur ses jambes dénudées. Elle voulut passer devant lui pour sortir, mais il lui barra le chemin, la prenant par le bras et approchant son visage du sien pour l’embrasser brutalement. Elle se débattit en hurlant, le frappant de ses deux poings, secouant la tête. Enervé par sa résistance, il finit par la relâcher tout en lui disant, les mâchoires serrées, que l’heure était certes au déjeuner, mais qu’après elle devait s’attendre à leur « servir de dessert », et qu’elle avait tout à gagner à filer doux. Dans la cuisine, les deux autres approuvèrent.

    Apeurée, elle retourna au fourneau et se mit à préparer l’omelette, sous l’œil appréciateur des trois individus maintenant vautrés sur leurs chaises, leurs fusils appuyés contre le mur. A un moment elle eut l’impression de voir une ombre passer devant la fenêtre sur sa gauche, mais, tournant la tête, il n’y avait que le ciel et quelques petits nuages d’automne. Elle pensa alors à ses deux fils, et la terreur lui coupa les jambes : s’ils venaient à entrer maintenant, confiants et insouciants, que leur arriverait-il ? Jusqu’où ces trois hommes, visiblement dangereux et sans scrupules, étaient-ils capables d’aller ?

    Ne sachant que faire pour s’en sortir, en désespoir de cause elle termina l’omelette et s’approcha pour les servir. Dès qu’elle fut à sa portée, le premier homme commença à fourrager sous sa robe. Elle laissa tomber la poêle sur la table et recula en tremblant jusqu’au mur en poussant un petit cri. A ce moment, comme s’ils avaient attendu ce moment où l’attention des intrus était ailleurs, ses deux fils firent irruption dans la cuisine, la porte claquant violemment contre le mur. Ils étaient armés chacun d’un solide gourdin, et assommèrent les deux premiers maraudeurs avant qu’ils aient pu réagir. Voyant le troisième saisir son fusil, d’un mouvement instinctif Alice lui frappa le bras au moment où il faisait feu, envoyant dans le sol la décharge de plomb. Il n’eut pas le temps de tirer à nouveau, deux coups de gourdin l’abattirent pour le compte, auxquels Alice ajouta quelques secondes plus tard un bon coup de tisonnier.

     


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